L'insolvabilité, condition de l'action paulienne et notion évolutive

par Laurence CAMENSULI-FEUILLARD Docteur en droit

L'insolvabilité du débiteur, qui est l'une des conditions de l'action paulienne, répond à une définition jurisprudentielle en rupture avec l'acception traditionnelle de la notion, au point qu'elle se trouve parfois précisée, substituée voire omise. Dans les cas où la démonstration de cette condition demeure requise, les exigences probatoires sont assouplies en faveur du créancier demandeur.

I. 10 1. L'insolvabilité, « vieux serpent de mer de l'action paulienne(1) » ne semble pas avoir pour autant dévoilé tous ses contours.

2. L'action paulienne permet à un créancier de voir déclarer l'inopposabilité à son égard d'un acte passé frauduleusement par son débiteur. Il en résulte que le bien objet de l'acte frauduleux est censé n'avoir jamais quitté le patrimoine du débiteur et pourra être saisi par le créancier demandeur à l'action. L'action est soumise à des conditions tenant aux différents sujets concernés par cet acte : il en est ainsi du débiteur, auteur d'un acte frauduleux, du tiers, qui doit s'être rendu complice de la fraude lorsque l'acte est à titre onéreux et du créancier. Ce dernier doit pouvoir justifier d'un principe certain de créance, antérieur à l'acte attaqué et se prévaloir d'un préjudice résultant de cet acte, consistant en un appauvrissement du débiteur qui crée ou aggrave sa propre insolvabilité.

L'extension jurisprudentielle du domaine de l'action suscite un intérêt doctrinal, souvent critique, relativement à l'action intentée par le titulaire d'un droit spécial. Par contrecoup, elle invite à la réflexion quant au régime de l'action paulienne qui appartient au créancier chirographaire, désireux de remettre en cause un acte ayant altéré son droit de gage général.

En effet, en permettant l'exercice de l'action paulienne à l'encontre d'un acte qui porte atteinte au gage spécialisé d'un créancier(2), la jurisprudence a dispensé ce créancier de la preuve de l'insolvabilité du débiteur(3). L'action qu'il intente est en effet jugée recevable dès lors que l'acte frauduleux a compromis l'exercice du droit spécial, même si le débiteur reste solvable. Mais la condition de l'insolvabilité demeure en principe lorsque l'on revient dans le « périmètre traditionnel(4) » de l'action, puisqu'elle est alors exercée en vue de protéger le droit de gage général des créanciers(5).

3. La notion d'insolvabilité se trouve au cœur du régime de l'action paulienne, parce qu'elle en est l'une des conditions ; elle serait essentielle en ce qu'elle permettrait, selon les détracteurs de l'ouverture de l'action aux titulaires d'un droit déterminé(6), de préserver sa finalité première et donc son originalité, certains proposant même de réserver la qualification d'action paulienne à l'action qui protège le droit de gage général(7).

4. Alors que la notion est souvent employée par la doctrine en divers domaines du droit français, elle dispose rarement des faveurs du législateur(8). Descendante de l'ancienne déconfiture(9), qui était mentionnée dans le Code civil en quelques articles épars, la notion figure aujourd'hui dans la législation applicable au surendettement des particuliers. L'insolvabilité fonde en effet des mesures bien spécifiques d'apurement partiel des dettes(10), lorsque la situation n'est pas irrémédiablement compromise, ce qui justifierait un rétablissement personnel(11) mais assez grave pour que de simples recommandations de la Commission de surendettement ne suffisent plus(12). Le terme d'insolvabilité n'appartient pas au vocabulaire du droit des entreprises en difficulté, à deux exceptions près. Il est employé sur le plan européen, dans le Règlement du 29 mai 2000, relatif aux procédures d'insolvabilité, qui coordonne l'application des procédures collectives de différents Etats(13). En droit interne, les manuels ont souvent recours à cette notion, mais pour en définir une autre en la distinguant(14), à savoir la cessation des paiements qui crée à l'égard du débiteur l'obligation de demander l'ouverture d'un redressement judiciaire.

5. En matière d'action paulienne, la définition de l'insolvabilité, qui se dessine au travers des cas d'espèces se démarque de la notion traditionnelle, pour embrasser une multitude d'hypothèses d'appauvrissement du débiteur. La formulation demeure néanmoins souvent employée par la jurisprudence, mais de façon non systématique, puisque certains arrêts n'y font pas référence. La doctrine lui accole parfois des qualificatifs révélateurs de la spécificité de la notion en la matière, qui devient ainsi sous la plume de certains auteurs, « spéciale » ou « relative », ou bien encore « insolvabilité-acte » ou « insolvabilité-instance ». Elle se trouve également précisée par la jurisprudence, qui tire de longue date les conséquences d'une insolvabilité « notoire ». Plus révélatrice encore semble être l'exigence récente dans bon nombre d'espèces de la démonstration, de la part du créancier demandeur, d'une insolvabilité « au moins apparente » du débiteur, jugée désormais suffisante(15).

Ces constatations dépassent bien évidemment l'étude sémantique et posent des questions de fond sur le régime de cette action. L'examen tant des effets de l'acte litigieux sur le gage général que de la consistance de ce gage sont nécessaires, en ce qu'ils conditionnent la recevabilité de l'action paulienne mais aussi son bien-fondé. Exiger du créancier qu'il démontre l'état d'insolvabilité l'est peut-être moins. L'on s'aperçoit en effet que la jurisprudence délaisse la notion en certains cas, même lorsque l'action vise à protéger un gage général. Lorsqu'en revanche la condition de l'insolvabilité est requise, l'exigence de sa démonstration est atténuée par la référence récente à l'insolvabilité au moins apparente du débiteur. Ceci conduit à s'interroger sur la nécessité du recours à la notion d'insolvabilité comme condition de l'action paulienne (I), avant d'en étudier la preuve (II).

I. La nécessité de la démonstration de l'insolvabilité

Héritée de l'action paulienne du droit romain, qui avait alors une fonction collective, la condition de l'insolvabilité a traversé les siècles. Sa définition a néanmoins subi une évolution, en suivant très naturellement le changement de nature et de finalité de cette action. L'exigence de la démonstration de l'insolvabilité demeure en principe requise par la jurisprudence, lorsque l'action vise à protéger le droit de gage général, dans les hypothèses où le débiteur s'est économiquement appauvri (A). Elle est cependant parfois écartée ou substituée dans les autres cas (B), ce qui pose la question de la nécessité du maintien de la condition.
A. L'insolvabilité du débiteur créée ou aggravée par un appauvrissement économique

L'insolvabilité est l'une des conditions de l'action paulienne, bien que l'article 1167 du Code civil ne la mentionne pas. La jurisprudence exige du créancier qu'il démontre cette condition, et ce, de façon récurrente. Ainsi, la formulation des arrêts les plus anciens est sans ambiguïté. Il a toujours été imposé au créancier de prouver que l'acte frauduleux avait créé ou aggravé l'insolvabilité du débiteur, en l'appauvrissant(16).
1. Une définition originale

6. L'acception de la notion ne se confond pas avec sa définition traditionnelle, qui réside en la mise en parallèle d'un actif et d'un passif. L'insolvabilité se confond en fait avec le préjudice que le créancier subit, lequel ne pourra voir sa demande accueillie qu'en cas d'altération de son droit de gage. Dans ces conditions, l'insolvabilité du débiteur rompt forcément avec la définition traditionnelle qui en est donnée en d'autres matières. Il ne s'agit pas en effet de démontrer une insolvabilité générale du débiteur. En cela, elle se distingue de l'action paulienne du droit romain(17), qui avait un caractère pénal et était exercée dans le cadre d'une poursuite collective par une sorte de représentant des créanciers, quand l'actif était insuffisant pour les payer tous. Avec la disparition de la faillite civile romaine, l'action paulienne a perdu son caractère collectif. En effet, notre législation ne crée aucune obligation à la charge d'un débiteur de droit commun qui se serait rendu insolvable(18). Il est censé être à même de faire face à tous ses engagements au moyen de ses activités présentes et futures. Ainsi, l'appréciation de la condition de l'insolvabilité se détache de son acception traditionnelle. C'est d'ailleurs ce qui explique l'effet individuel de l'action paulienne, parallèlement aux justifications liées à la nature de cette action(19). Contrairement à l'action paulienne du droit romain(20) ou aux actions en nullité de la période suspecte intentées de nos jours dans le cadre d'une procédure collective(21), son effet profite au seul créancier demandeur(22), bien que la solution contraire ait pu avoir les faveurs d'une partie de la doctrine(23) inspirant quelques anciens arrêts(24).

7. Si l'insolvabilité du débiteur est restée une condition nécessaire à l'action paulienne, elle ne sanctionne pas pour autant une violation de l'article 2284 du Code civil, en ce sens que le débiteur n'est pas tenu d'être solvable à l'égard de ses créanciers. Si tel était le cas, tous les actes conclus frauduleusement par le débiteur et aggravant son insolvabilité, pourraient être atteints par l'action paulienne, y compris les paiements, puisqu'en cette hypothèse, comme pour tout autre acte, le « débiteur utilise les conséquences de droit d'une situation antérieure pour soustraire certains de ses biens à l'ensemble des créanciers(25) ». Or, bien qu'une doctrine minoritaire ait pu se prononcer en faveur de la solution contraire(26), la jurisprudence fait échapper ces actes, comme d'autres d'ailleurs(27), du champ d'application de cette action.

C'est la raison pour laquelle l'insolvabilité n'est pas évaluée au regard de la situation globale du débiteur, mais dans la mesure du seul engagement du créancier demandeur, ce qui a pu inviter certains auteurs à évoquer une « insolvabilité relative(28) », qui marquerait l'originalité de la notion. La condition s'apprécie donc non seulement dans la personne du débiteur mais aussi dans celle du créancier(29). On comprend pourquoi certains auteurs ont analysé l'action paulienne comme un préliminaire à la saisie(30), ou encore comme une mesure conservatoire(31). Le créancier préserve ainsi son gage dans la seule mesure de son intérêt. L'insolvabilité n'est donc pas définie au sens strict mais elle l'est plutôt comme la « capacité du débiteur à régler la seule dette du poursuivant(32) ».
2. Une notion souvent précisée, exceptionnellement oubliée

8. L'originalité de la notion en la matière conduit donc parfois la Haute juridiction à la compléter de précisions, voire à l'omettre.

Certes, les attendus de principe des arrêts rendus en la matière font souvent état de la condition de l'insolvabilité, hormis les cas où l'action est exercée par un créancier titulaire d'un droit déterminé, ou encore lorsque l'acte frauduleux ne consiste pas en un réel appauvrissement mais réside en une réorganisation de patrimoine(33). La Cour de cassation a ainsi énoncé que « le créancier qui n'est pas investi de droits particuliers sur certains biens de son débiteur ne peut faire révoquer les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits que s'il démontre l'insolvabilité de ce dernier(34) ». Elle exige la démonstration de l'insolvabilité, – qui, depuis quelques années, ne peut être désormais qu'apparente –, outre la conscience qu'a le débiteur de causer un préjudice au créancier en appauvrissant son patrimoine(35). Trois conditions sont donc requises, à savoir, l'insolvabilité au moins apparente, l'appauvrissement qui l'a créée ou aggravée et la conscience de causer un préjudice au créancier.

L'on s'aperçoit cependant que la jurisprudence ne respecte pas toujours un examen strict de ces trois conditions. Certains arrêts établissent une confusion entre l'insolvabilité du débiteur et son appauvrissement. Par exemple dans un arrêt pourtant récent, certes non publié, la Chambre commerciale rappelle que la fraude paulienne résulte de la connaissance qu'a le débiteur du préjudice qu'il cause au créancier en se rendant insolvable ou en augmentant son insolvabilité. Mais elle poursuit en se contentant d'approuver les juges du fond d'avoir retenu l'appauvrissement du débiteur créé par la conclusion de contrats de location gérance, ayant eu pour effet de faire échec à la procédure de recouvrement intentée par le créancier(36). Ainsi, tout en rappelant le principe de la condition de l'insolvabilité, les juges ont pu se satisfaire de la mise en évidence du préjudice, consistant en l'espèce en une réduction du droit de gage faisant obstacle à l'exécution forcée.

En d'autres cas, la jurisprudence va même, de façon rare il est vrai, jusqu'à rechigner à employer le terme d'insolvabilité, pour user de périphrases(37). La Haute juridiction, délaissant la référence à l'insolvabilité proprement dite, reproche par exemple aux juges du fond de ne s'être pas demandés si, à la date de la demande, le débiteur « disposait encore de biens suffisants pour désintéresser la société créancière(38) ».

En dépit de ces exceptions, la condition de l'insolvabilité demeure, au moins par principe, dans les hypothèses d'appauvrissement réel du débiteur. En est-il de même dans les autres cas ?
B. Les hypothèses de réorganisation de patrimoine

9. L'insolvabilité n'est pas toujours exigée comme condition de l'action paulienne.

Une première hypothèse sera citée pour mémoire seulement en ce qu'elle dépasse la présente étude qui ne concerne que l'action paulienne protectrice du droit de gage général. Lorsque l'action est exercée par le créancier titulaire d'un droit déterminé, la preuve de l'insolvabilité du débiteur n'est pas requise. Depuis plusieurs décennies, l'action paulienne est jugée recevable, même si le débiteur n'est pas insolvable, dès lors que l'acte frauduleux a eu pour effet de rendre impossible ou inefficace l'exercice du droit spécial dont disposait le créancier sur la chose aliénée(39). Ce créancier doit prouver son préjudice et peut, à cette fin, se contenter de démontrer que l'acte litigieux a eu pour effet de porter atteinte à ce droit. La jurisprudence a donc dispensé ce créancier de la démonstration de l'insolvabilité du débiteur. Mais la référence à cette notion semble tellement ancrée dans les habitudes que certains auteurs ont parfois évoqué « l'insolvabilité spéciale(40) » dont ce créancier avait à souffrir.

Nous ne nous attarderons pas sur ces solutions jurisprudentielles, qui ont déjà été abondamment commentées dans un sens souvent critique(41). En revanche, les hypothèses selon lesquelles l'acte litigieux a consisté en une réorganisation de patrimoine retiendront notre attention.
1. L'absence d'appauvrissement économique

10. La définition jurisprudentielle de l'insolvabilité a en effet évolué, passant de l'exigence d'un acte d'appauvrissement du débiteur, créant ou aggravant son insolvabilité(42) au simple fait d'organiser son patrimoine pour rendre les poursuites plus difficiles. L'action peut donc prospérer, lorsque l'acte a eu « pour effet de faire échapper un bien à ses poursuites en le remplaçant par un autre facile à dissimuler »(43), ou « plus difficiles à appréhender »(44). La jurisprudence dans ces espèces se contente donc de ce que la doctrine a parfois dénommé un « appauvrissement apparent(45) », c'est-à-dire une réorganisation du patrimoine pour rendre les poursuites plus difficiles. L'approche n'est donc pas purement comptable : elle permet ainsi de ne pas exclure la remise en cause des actes à titre onéreux conclus à des conditions normales(46). L'acte sera sanctionné si le débiteur a projeté de substituer à des biens aisément saisissables un bien facile à dissimuler comme les espèces, ou des valeurs plus difficiles à saisir ou, plus exactement à liquider comme des parts sociales, ou lorsqu'il a transféré ses biens à l'étranger. Les hypothèses jurisprudentielles de dissimulations de biens concernent d'ailleurs indifféremment des créanciers chirographaires(47) ou à gage spécialisé(48).

Certains auteurs ont entendu limiter, de façon discutable, la portée de cette jurisprudence en établissant une distinction entre les contentieux soumis à la chambre commerciale et ceux traités par la chambre civile(49). D'autres mettent l'accent sur l'exigence du caractère frauduleux de l'acte, qui jouerait un rôle de premier plan quand le débiteur, solvable, s'est contenté de modifier la consistance de son patrimoine, contrairement aux hypothèses où l'appauvrissement est réel(50), mais la jurisprudence ne semble plus suivre ces distinctions de façon tranchée : la démonstration de la fraude demeure certes essentielle, mais la simple conscience du préjudice est désormais jugée suffisante, y compris dans les hypothèses où la fraude consiste en une réorganisation du patrimoine(51).

11. L'action paulienne est en principe soumise à la double exigence d'un acte d'appauvrissement du débiteur et de l'insolvabilité qui en résulte, puisque le débiteur pourrait en effet s'appauvrir sans devenir pour autant insolvable. L'on constate qu'un appauvrissement réel n'est généralement pas requis dans les hypothèses de substitution ou de dissimulation d'actifs. L'acte ne consiste pas, le plus souvent, en un appauvrissement économique puisque le débiteur « fait entrer dans son patrimoine des biens d'une valeur équivalente à ceux qui en sont sortis(52) ». Il en est ainsi par exemple d'une cession ou d'un apport en société d'un bien, effectués à des conditions économiques normales. Dans le premier cas, le prix de cession a pu être facilement dissimulé ou dissipé, pour le soustraire à une éventuelle saisie-attribution. Dans le second cas, les parts sont certes aisément saisissables, mais difficilement réalisables, lorsqu'il ne s'agit pas de titres cotés. L'opération est neutre sur un plan purement financier, mais elle fait obstacle à la réalisation effective du droit du créancier.

Il arrive cependant que les juges constatent en substance un appauvrissement à la fois réel et apparent. Il en est ainsi lorsque l'acte litigieux, qui a certes été contracté à un prix normal a conduit à remplacer un bien immobilier par des parts de SCI de valeur moindre, eu égard aux dettes de cette société(53).

D'autres décisions s'appuient seulement sur le préjudice causé au créancier par l'atteinte à son gage, les juges n'ayant pas à examiner si le prix de cession correspondait ou non à la valeur des droits cédés(54). En date du 23 mai 2000, la Chambre commerciale se contente de la preuve du préjudice résultant de la substitution d'un bien par une somme d'argent plus facile à dissimuler, sans même constater un appauvrissement ni se prononcer sur la question du bénéfice de discussion(55). Elle approuve la décision d'appel qui a relevé que si la vente litigieuse ne constituait pas en théorie un acte d'appauvrissement du débiteur, il n'en résultait pas moins un préjudice certain pour le créancier.

Dans ces hypothèses de réorganisation de patrimoine, un appauvrissement réel, économique n'est pas requis(56). Est-ce à dire que l'insolvabilité du débiteur n'est pas exigée dans ces hypothèses ?
2. La condition de l'insolvabilité, écartée ou substituée

12. L'exigence de l'insolvabilité est en fait liée à celle de l'appauvrissement car l'acte n'entraî nant pas d'appauvrissement réel ne crée pas non plus ni n'aggrave l'insolvabilité du débiteur. Les hypothèses de dissimulation d'actifs rendent donc en principe inutile la démonstration de l'insolvabilité, ce qui a conduit la doctrine a relever que la « condition de l'insolvabilité n'était pas nécessaire(57) » dans les hypothèses d'appauvrissement apparent et qu'elle souffre de « concurrents », qui peuvent s'y substituer(58). En effet, le débiteur a dans ces cas organisé son insaisissabilité plutôt que son insolvabilité(59).

13. L'examen de la jurisprudence prête à réflexion. Les arrêts ne mentionnent pas cette condition dans leurs attendus principaux, contrairement, d'une part, aux hypothèses d'appauvrissement réel, où l'insolvabilité est exigée et d'autre part, aux cas où l'action appartient au créancier d'un droit déterminé, où elle est expressément écartée. Mais il est vrai que les pourvois ne les y invitaient pas. Il est seulement énoncé de façon récurrente que le créancier dispose de l'action paulienne lorsque la cession bien que consentie à un prix normal a eu pour effet de le faire échapper aux poursuites en le remplaçant par un autre, plus aisé à dissimuler, et en tout cas plus difficile à appréhender(60). Cependant certaines décisions font exception. En 1995, la première Chambre civile, dans une hypothèse de substitution d'actifs, dispose dans son attendu de principe que la fraude paulienne résulte de la seule connaissance du préjudice qu'il cause au créancier en se rendant insolvable ou en augmentant son insolvabilité(61). Mais alors que le demandeur au pourvoi reproche à la Cour d'appel de n'avoir pas recherché si le créancier démontrait l'insolvabilité du débiteur, la Haute juridiction poursuit en approuvant simplement la Cour d'appel d'avoir souverainement retenu que le transfert de propriété avait échappé ces biens aux poursuites du créancier, lui causant un préjudice dont le débiteur avait nécessairement connaissance. L'apparente rigueur de l'attendu de principe se trouve donc finalement nuancée.

Dans de nombreux cas, la condition de l'insolvabilité, généralement absente des attendus de principe, est en fait énoncée par les juges du fond. Mais elle est alors parfois confondue avec le préjudice subi par le créancier. Par exemple, la Haute juridiction approuve la constatation des juges du fond selon laquelle les débiteurs avaient « organisé leur insolvabilité » en faisant perdre au Trésor au moins en partie la possibilité de se faire payer(62).

14. Il est également des espèces dans lesquelles le terme n'est pas employé du tout ; les juges se contentent alors de constater l'insuffisance des autres biens pour désintéresser le créancier.

La question se pose alors sous l'angle du « bénéfice de discussion », ou plus exactement, de l'examen de la consistance de l'actif du débiteur. Ce « bénéfice de discussion » qui disparaî t en cas d'«insolvabilité notoire » du débiteur(63) profite au tiers en matière d'action paulienne, en ce que ce dernier peut s'opposer à la remise en cause de l'acte dont il a bénéficié en demandant au créancier de se payer sur d'autres actifs appartenant au débiteur(64). L'expression n'est elle-même pas pleinement satisfaisante car elle engendre parfois dans les esprits une confusion avec le bénéfice de discussion, bien connu et prévu par l'article 2021 du Code civil en matière de cautionnement, qui, lui, est édicté en faveur de la caution(65). Il ne consiste en réalité pas à exiger du créancier demandeur à l'action paulienne qu'il saisisse prioritairement d'autres biens appartenant au débiteur. Une telle exigence serait d'ailleurs peu cohérente avec les conditions liées à la créance du demandeur, qui n'est pas forcément liquide et exigible et n'est donc pas nécessairement constatée par un titre exécutoire(66).

C'est ce qui explique que la jurisprudence n'évoque plus à proprement parler la question du bénéfice de discussion mais s'interroge plutôt sur le point de savoir si le débiteur ne dispose pas d'un autre actif susceptible de désintéresser le créancier. Elle se prononce donc sur l'intérêt à agir du créancier(67), et ce, sans employer le terme « insolvabilité » de façon systématique. La Chambre commerciale, dans un arrêt en date du 3 décembre 2002(68), approuve les juges du fond d'avoir relevé, en présence d'un apport de biens immobiliers à une société, fait à des conditions normales, que les parts sociales résultant de l'acte d'apport n'offraient pas la même garantie qu'une saisie immobilière. Elle relève aussi que la plupart des biens dont les débiteurs restaient propriétaires étaient grevés d'hypothèques et en conclut dans ces conditions que les biens n'étaient pas de valeur suffisante pour désintéresser le créancier. La même chambre dans un arrêt du 1er mars 1994(69), approuve les juges du fond ayant sanctionné le débiteur qui avait sciemment favorisé l'évasion du seul élément d'actif garantissant la créance.

15. Certaines décisions n'hésitent pas à franchir le pas en dispensant pleinement le créancier de la condition, y compris lorsqu'elle est entendue sous le seul angle de l'examen de la consistance des actifs restants. Dans une hypothèse où l'acte avait eu pour effet de « soustraire un bateau aux poursuites en le remplaçant par une somme d'argent facile à dissimuler », la Haute juridiction décide que la Cour d'appel n'«était pas tenue de procéder à la recherche inopérante dont fait état la troisième branche du moyen » - à savoir, rechercher si le patrimoine demeurait suffisant pour désintéresser le créancier -(70). Il convient de relativiser la portée de cette décision. Elle émane en effet de la Chambre commerciale, qui paraî t d'une façon générale examiner très souplement les conditions de l'action paulienne, et elle demeure isolée. En effet, dans le cas d'une cession dont le prix n'était pas contesté, les juges du fond se voient censurés par la première chambre civile pour avoir retenu que l'insolvabilité importait peu, dès lors que le comportement des débiteurs s'expliquait par le souci de faire échapper l'immeuble aux droits des créanciers(71).

Si la condition de l'insolvabilité est requise par principe dans les hypothèses d'atteinte au droit de gage général, elle se trouve parfois écartée, ou est pour le moins entendue sous une acception si restrictive qu'elle montre bien la rupture avec sa définition académique. Lorsqu'elle reste requise, les exigences liées à sa démonstration se trouvent assouplies depuis quelques années en faveur du créancier demandeur.
II. L'assouplissement des exigences probatoires

L'insolvabilité du débiteur doit exister au moment de l'acte, « faute de quoi, il n'y a pas de fraude », et au moment de la demande en justice, « faute de quoi, il n'y a pas d'intérêt à agir(72) ». Ainsi, dans un ordre d'idées semblable, Grouber, dans sa thèse consacrée à l'action paulienne distinguait déjà l'« insolvabilité-acte » de l'« insolvabilité-instance(73) ». Le principe de cette distinction est aisé à comprendre. Pour que l'action puisse être exercée, il est nécessaire que le créancier subisse toujours une atteinte à son droit. Si en dépit d'un acte frauduleux passé antérieurement par le débiteur, le créancier se trouvait susceptible d'être désintéressé, par un paiement volontaire ou par une procédure d'exécution sur un autre bien que celui ayant fait l'objet de l'acte litigieux, il n'aurait plus d'intérêt à agir au moment de l'introduction de l'instance.

Par delà l'intérêt théorique d'une telle constatation, cette dualité présente une incidence pratique. En effet, distinguer la recevabilité du bien-fondé peut conduire à aménager les règles probatoires qui s'imposent aux parties. Le créancier doit en principe démontrer l'insolvabilité du débiteur au moment de l'exercice de l'action(74), pour justifier de son intérêt à agir mais aussi à l'époque de l'acte attaqué(75), pour prouver son préjudice engendré par la fraude. Les éléments de preuve ne sont pas forcément identiques dans l'un et l'autre cas, ce qui peut inviter à redéfinir les conditions d'administration de la preuve, dans le sens d'un allègement de la preuve incombant au créancier (A), voire, à redistribuer la charge de cette preuve (B).
A. La preuve à la charge du créancier demandeur

Le « degré d'exigence(76) » requis peut différer pour apparaî tre plus important au moment de l'action qu'à celui de l'acte. La jurisprudence semble emprunter cette voie en se contentant depuis quelques années(77) de la démonstration de l'« insolvabilité au moins apparente » du débiteur au moment de l'acte.
1. La définition de l'insolvabilité apparente

16. La nouvelle formulation ne va pas de soi. La référence à l'insolvabilité « apparente » apparaî t dans le cadre de la création de sociétés fictives, sous la plume des juges du fond. En 1972, l'action paulienne est admise à l'encontre d'un apport d'une propriété à une société, dont la Cour d'appel de Bordeaux relève qu'elle n'a pas été constituée pour les besoins de l'exploitation mais en vue de l'« organisation d'une insolvabilité apparente(78) ». La Chambre commerciale, rejette le pourvoi, mais se sent tenue de préciser ce que les juges ont ainsi « entendu exprimer », concluant qu'ils ont de ce fait caractérisé le préjudice causé par l'effet d'un acte qui a fait échapper un bien aux poursuites en le remplaçant par d'autres plus faciles à dissimuler(79). En 1990, la notion n'a toujours pas les faveurs de la Cour de cassation, qui juge l'expression maladroite(80). Cinq ans plus tard(81), la Haute juridiction adopte pourtant cette formulation, qui deviendra ensuite récurrente. Le créancier demandeur doit désormais prouver « l'insolvabilité au moins apparente du débiteur, outre sa conscience de causer un préjudice au créancier en appauvrissant son patrimoine(82) ». Dans deux décisions très récentes(83), certes inédites, la première chambre civile et la chambre commerciale évoquent même la preuve de l'« apparente insolvabilité » du débiteur, en omettant de tempérer la formule par l'emploi de l'adverbe « au moins ».

Alors que la preuve de l'insolvabilité, établie par tous moyens(84) est en principe à la charge du créancier, la Cour de cassation se montre indulgente à l'égard de ce dernier, en se contentant de la démonstration d'une insolvabilité au moins apparente. Il ne s'agit pas d'une nouvelle application de la théorie de l'apparence, qui, en dépit d'un domaine très étendu et en principe illimité(85) a pour particularité d'être créatrice de droits(86), faculté fondée sur une finalité protectrice de ceux qui ont pouvoir se fier à ce qu'ils voyaient(87). L'apparence en matière d'action paulienne ne peut bien évidemment être analysée comme étant une source de droits mais elle doit être entendue au sens commun du terme et faire ainsi partie des notions auxquelles le droit attache des conséquences(88).

La jurisprudence renoue plutôt avec une fonction traditionnelle de l'apparence, qui, au moment du Code napoléonien(89), intervient en premier lieu « comme condition de renommée dans un système probatoire », et n'est donc pas encore envisagée comme une source mais en tant que mode de preuve par présomption(90). Cette dernière, qui tient pour établi ce qui apparaî t comme vrai et se fonde sur la concordance fréquente de l'apparence avec la réalité(91), n'induit pas, comme on pourrait le penser, un renversement de la charge de la preuve mais en modifie l'objet(92). Elle ne dispense pas le demandeur de la preuve, mais elle facilite sa tâche, en lui permettant de ne démontrer que certains faits, et il en est tiré l'établissement d'un autre fait, qui est le fait à prouver(93).
2. La preuve de l'apparence d'insolvabilité

17. En notre matière, l'exigence par la jurisprudence d'une insolvabilité au moins apparente que l'acte frauduleux aurait engendré va alléger la charge de la preuve qui incombe au demandeur, en lui permettant de ne démontrer que les « premiers éléments de son préjudice(94) ».

La charge de la preuve n'est néanmoins pas renversée : la Haute Cour entend bien ne pas inverser les rôles, énonçant que « si l'action paulienne est valablement poursuivie lorsque le débiteur ne prouve pas disposer de biens suffisants pour répondre de son engagement, c'est à la condition que son insolvabilité, au moins apparente ait été préalablement constatée(95) ». De même, dans un arrêt tout aussi récent, la Cour de cassation censure les juges du fond pour avoir inversé la charge de la preuve et prononcé la révocation de la donation consentie par la débitrice, « qui ne prouve pas posséder d'autres biens(96) ». Elle rappelle que le créancier devait démontrer l'insolvabilité au moins apparente du débiteur au moment de l'acte litigieux.

L'inflexion de l'administration de la preuve, si elle devait se confirmer, semble souhaitable. Elle s'inscrit dans un mouvement plus général d'assouplissement de la recevabilité de l'action paulienne(97) et trouve sa cohérence avec le principe d'interdiction pour le créancier de s'immiscer dans la gestion du patrimoine de son débiteur, dont la première phase réside dans la connaissance de sa consistance. Bien que le principe de non immixtion soit plus fréquemment employé en droit des sociétés, il s'applique aux débiteurs civils comme commerciaux, étant un corollaire de la liberté de gestion de ces derniers(98). Contrairement à certaines législations voisines(99), il n'est pas fait obligation au débiteur défaillant de déclarer la consistance de son patrimoine au moment de l'exécution forcée(100), en dehors des cas d'ouverture d'une procédure collective ou d'un surendettement, ce qui ne facilite pas la connaissance que peut avoir le créancier des éléments d'actif constituant son gage. Ainsi, l'endettement ne conduit pas à un dessaisissement du débiteur et il n'offre pas non plus au créancier une faculté d'investigation particulière. L'évolution mise en évidence affranchit le créancier d'une incursion trop poussée dans la recherche de la situation financière réelle du débiteur, pour se limiter à la preuve d'une insolvabilité seulement apparente au moment de l'acte. Certes, il n'est pas question non plus d'accorder une prime à la négligence du créancier. Ainsi, une Cour d'appel a pu justement sanctionner les premiers juges pour avoir inversé la charge de la preuve en reprochant aux débiteurs de se contenter de simples affirmations sur leur patrimoine, à la date de l'acte, alors qu'il ressortait d'un questionnaire rempli à l'intention de la société de crédit créancière qu'ils affirmaient demeurer propriétaires de deux biens immobiliers, « ce que le créancier pouvait vérifier ». L'insolvabilité apparente n'était ainsi pas démontrée(101).

Mais il semblerait que la jurisprudence, inspirée par la doctrine, ne se contente pas d'assouplir les règles d'administration de la preuve, mais qu'elle tende à en permettre une redistribution.
B. La preuve en défense

Par la référence à l'insolvabilité apparente, la jurisprudence, sans inverser la charge de la preuve, en vient dans certaines espèces récentes, à la répartir entre les parties.
1. Une répartition de la charge de la preuve ?

18. Alors que la Cour de cassation censurait les juges du fond, pour avoir inversé la charge de la preuve en relevant que le débiteur ne démontrait pas que ses biens étaient susceptibles de garantir les droits du créancier(102), une évolution semble se profiler. Il est demandé au défendeur de prouver qu'il est revenu à meilleure fortune, au moment de l'exercice de l'action(103). Une telle solution était préfigurée dans un arrêt rendu par la première Chambre civile le 29 janvier 2002(104). Dans cette affaire, les juges ont fait peser sur le tiers assigné en inopposabilité, la charge de démontrer que le produit de la vente supposée frauduleuse demeurait suffisant pour désintéresser le créancier(105). La Cour de cassation étend la solution au débiteur, énonçant que si c'est au créancier exerçant l'action paulienne d'établir l'insolvabilité apparente du débiteur, il appartient néanmoins à ce dernier de prouver qu'il dispose de biens de valeur suffisante pour répondre de l'engagement(106). La jurisprudence tend ainsi à suivre une proposition doctrinale visant à rééquilibrer la charge de la preuve(107) : il s'agit ainsi de demander au créancier de prouver l'insolvabilité apparente du débiteur au moment de l'acte attaqué ; alors que le créancier doit également en faire la preuve au moment de l'exercice de l'action(108), on oblige le débiteur à établir en défense la preuve contraire au jour de l'instance, pour démontrer qu'il a retrouvé une assise financière ou patrimoniale depuis l'acte litigieux. La Chambre commerciale dans l'arrêt précité(109), répartit expressément la charge de la preuve entre le créancier et le débiteur et confirme la décision des juges du fond ayant accueilli la demande du créancier, « en l'absence d'offre d'élément de patrimoine d'une valeur suffisante pour désintéresser » ce dernier. Il reste qu'une certaine prudence demeure de mise car cette évolution est récente et ressort parfois d'arrêts non publiés.

Il convient de remarquer que l'exigence de la preuve d'une insolvabilité apparente au moment de l'acte concerne le plus souvent les cas d'appauvrissement réel(110). Nous avons vu que l'insolvabilité au moment de l'acte était rarement exigée dans les cas de réorganisation frauduleuse de patrimoine. La question de la charge de la preuve de cette condition est donc fort logiquement peu souvent soulevée. Cependant, la jurisprudence s'est simplement penchée sur la question de la preuve du préjudice. Il a été jugé que l'appauvrissement avait été constaté par les juges du fond, lesquels n'avaient pas inversé la charge de la preuve en estimant que la débitrice n'établissait pas la nécessité qu'elle alléguait d'entreprendre des travaux dans l'immeuble en cause et dont elle entendait tirer la justification de son appauvrissement(111).

Dans ces hypothèses, comme nous l'avons observé, l'exigence de la condition de l'insolvabilité se mue souvent en un examen de la consistance des actifs du débiteur. Ainsi, il est demandé aux juges de constater que les autres biens du débiteur sont insuffisants pour satisfaire le créancier demandeur(112). Mais encore faut-il que les juges du fond en soient requis. En présence d'un débiteur qui n'a pas soutenu devant les juges d'appel que le créancier n'établissait pas son insolvabilité à la date de l'introduction de la demande, la cour d'appel n'est pas tenue de procéder à une recherche qui ne lui était pas demandée(113).
2. La chronologie des constatations

19. Un auteur a remarqué que cette redistribution de la charge de la preuve n'était pas cohérente avec les principes directeurs du droit processuel, en vertu desquels le juge ne doit apprécier le bien fondé d'une action qu'après en avoir admis la recevabilité(114). Si l'on suit ce raisonnement, il appartiendrait donc aux juges du fond de se prononcer sur la recevabilité de la demande, en constatant que le créancier a intérêt à agir à l'encontre d'un débiteur qui ne dispose pas ou plus d'un autre actif susceptible d'être saisi, et ce, à la date d'introduction de la demande. Puis, la recevabilité une fois admise, les juges devraient se pencher sur le bien-fondé de la demande, faisant droit à cette dernière si le créancier prouve que l'acte frauduleux avait créé à l'époque de sa conclusion une apparence d'insolvabilité – en appauvrissant le débiteur conscient du préjudice causé.

20. Par delà la question de l'acception purement procédurale de l'intérêt à agir, qui se pose en toute matière, puisque l'intérêt légitime et le droit substantiel pourraient bien ne faire qu'un(115), il semblerait qu'en notre matière la jurisprudence ne se soumette en réalité pas rigoureusement à une telle distinction.

Dans une décision antérieure à l'évolution constatée(116), la Cour de cassation a cassé un arrêt de cour d'appel qui avait remis en cause l'acte litigieux, en relevant que les débiteurs ne justifiaient pas disposer d'un actif complémentaire suffisant. Elle juge que cette juridiction a inversé la charge de la preuve puisqu'il appartenait au créancier de démontrer l'insolvabilité au moins apparente du débiteur. On constate donc que la Cour de cassation s'est prononcée sur le bien-fondé - insolvabilité apparente au moment de l'acte -, alors que les juges avaient inversé la preuve sur la question de la recevabilité de la demande - insolvabilité au moment de l'action(117).

Plus récemment, la première Chambre civile impose une chronologie contraire à celle qui devrait être observée, en décidant que « si l'action paulienne est valablement poursuivie lorsque le débiteur ne prouve pas disposer de biens suffisants pour répondre de son engagement, c'est à la condition que son insolvabilité, au moins apparente, ait été préalablement constatée(118) ». Les juges du fond sont censurés, ayant retenu qu'à la date de l'assignation, aucun élément ne démontrait que les débiteurs étaient encore propriétaires de biens susceptibles de désintéresser le créancier. On peut en déduire que la Cour de cassation demande à la cour d'appel de se prononcer en premier lieu sur le bien-fondé de l'acte, puis dans un second temps sur sa recevabilité. Mais l'interprétation de cet arrêt est d'ailleurs encore plus complexe car ce dernier ne précise pas que l'insolvabilité apparente doive être prouvée au moment de l'acte, ce qui peut donc laisser penser qu'il appartient au créancier de prouver l'insolvabilité apparente du débiteur, non pas au moment de l'acte, comme c'est habituellement le cas, mais simplement à la date de l'assignation(119). Cette dernière interprétation devrait cependant être abandonnée, en présence d'un arrêt qui semble circonstanciel(120), et surtout parce qu'une décision postérieure rappelle de façon classique que l'insolvabilité apparente doit être prouvée au moment de l'acte(121).

La confusion est totale lorsqu'il est admis que les juges du fond déduisent de l'insuffisance des biens à la date de l'acte, l'insuffisance des biens à la date de la demande(122).

21. Les conditions de l'action paulienne sont, on le voit bien, examinées avec souplesse par la jurisprudence, ce qui peut conduire à une certaine confusion dans la chronologie des constatations. Eu égard aux difficultés auxquelles les créanciers peuvent être confrontés pour appréhender les actifs du débiteur, il nous semble assez juste de faire peser sur le débiteur la charge de démontrer la consistance active de son patrimoine, au moins à hauteur du droit du demandeur. Ainsi, cette évolution jurisprudentielle pourrait conduire à une sorte d'inversion de l'exigence liée au « bénéfice de discussion ». On exige du créancier qu'il saisisse prioritairement d'autres biens du débiteur que celui faisant l'objet de l'acte frauduleux mais on pourrait imposer au débiteur de révéler ses actifs susceptibles de permettre le désintéressement du demandeur.

22. En conclusion, nous constatons que l'évolution mise en évidence au travers de la présente étude ne marque pas une suppression de la condition de l'insolvabilité du débiteur. Mais la condition, écartée expressément par la jurisprudence dans le cas d'un créancier titulaire d'un gage spécialisé, l'est parfois aussi, de façon plus implicite, dans les hypothèses d'appauvrissement apparent, ce qui peut donner à penser que la condition de l'insolvabilité ne serait finalement pas « de l'essence(123) » de cette action. La dénaturation de l'action paulienne âprement dénoncée dans le premier cas(124), quoiqu'une conception unitaire de l'action ait pu être défendue(125), l'est beaucoup moins fréquemment dans le second(126). Il est vrai que, contrairement au titulaire d'un droit spécial, le créancier chirographaire ne dispose guère d'une autre action pour rendre l'exercice de son droit effectif. Mais il semble que rien ne s'oppose à ce que l'action paulienne, puisqu'elle n'est pas une action subsidiaire(127) sauf exceptions particulières, puisse être choisie par le créancier, qu'il soit ou non titulaire d'un droit déterminé(128), pour satisfaire l'exécution de l'obligation frauduleusement violée, quand bien même d'autres actions plus naturelles pourraient être ouvertes(129).

La vitalité de l'action paulienne dans notre droit positif semble par ailleurs d'autant plus fondée que le champ d'application de l'organisation frauduleuse d'insolvabilité est restreint(130). La matière contractuelle échappe à ce délit ; par un juste retour des choses, elle investit largement l'action paulienne. L'assouplissement des conditions de l'admission de cette action nous paraî t donc justifié. On peut relever avec un auteur « qu'il n'est peut-être pas mauvais que les critères de l'action paulienne demeurent dépourvus d'une excessive rigueur »(131). Il n'en demeure pas moins que le maintien du recours à la notion d'insolvabilité comporte un degré d'imprécision qu'il est difficile de ne pas relever.