L'huissier de justice et l'état des lieux (Libres propos sur l'article 84 de la loi du 16 juillet 2006)
par Jean-François RICHARD
Huissier de justice et trésorier adjoint de la CNHJ
et par Gabriele MECARELLI
Maî tre de conférences à l'Université de Paris Sud - XI
C.
01 Il arrive parfois que, même animé par les meilleurs sentiments, le
législateur provoque, par l'adoption d'un texte, des dommages
juridiques collatéraux profondément regrettables. L'émotion suscitée,
au sein de la profession d'huissier de justice, par l'adoption de la
loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le
logement (loi Borloo II), publiée le 16 juillet dernier, en est un
exemple évident. Amplifiée par les premiers commentaires de la loi,
cette émotion témoigne du profond malaise, sous-estimé par le
législateur, provoqué par les nouvelles règles relatives à l'état des
lieux et aux clauses contractuelles en vue de son établissement,
soumises aux nouvelles règles de l'article 84 de la loi Borloo II.
1.
Le contexte. Comme on le sait, à côté de dispositions spécifiquement
destinées à lutter contre l'habitat insalubre, la loi Borloo II s'était
fixée le noble objectif de lutter contre les pratiques douteuses
développées dans les relations entre bailleurs et preneurs, et
notamment consistant à imposer au locataire, en tout ou en partie, les
frais d'état des lieux. Lors des travaux parlementaires, à grand
renfort de presse, les parlementaires avaient pointé du doigt la
tendance de certains agents immobiliers à imposer, au-delà de leurs
honoraires de négociations aux deux parties, des frais d'établissement
d'état des lieux, auxquels le locataire ne pouvait bien évidemment,
surtout en période de pénurie de logements, se soustraire. Depuis
plusieurs années, d'ailleurs, de telles pratiques étaient dans le
collimateur des pouvoirs publics. Ainsi, dans une réponse ministérielle
du 10 mai 1999, le gouvernement avait précisé que l'état des lieux
établi par les parties ou par un agent immobilier ne peut donner lieu à
aucune rémunération (Rép. min., n° 24636 : JOAN CR 10 mai 1999, p.
2881) : c'était là l'esprit de la loi de 1989, qui avait voulu l'état
des lieux contradictoire, et gratuit entre les parties… sauf à faire,
dans son article 3, une place à part à l'huissier de justice dans
l'établissement de cet état des lieux, en cas de désaccord entre les
parties.
2. La loi n° 89-462 du 6 juillet 1989. La loi de 1989
traite de l'établissement de l'état des lieux à travers deux seules
hypothèses. La première, qui est, dirons-nous, l'hypothèse
physiologique, est celle dans laquelle les parties souhaitent réaliser
de façon contradictoire les états des lieux d'entrée et de sortie. Dans
ce cas, nulle raison d'imposer à qui que ce soit des frais. Les états
des lieux sont donc gratuits. La deuxième hypothèse, pathologique, est
celle qui voit les deux parties en conflit, dans l'impossibilité de
réaliser en pratique l'état des lieux. Dans ce cas pathologique, la loi
de 1989 a aménagé la possibilité de faire établir l'état des lieux par
huissier, à frais partagés, à la demande de la partie la plus
diligente, selon une procédure spécifique. Si la loi de 1989
reconnaissait à l'huissier de justice un privilège vis-à-vis des autres
techniciens, dont l'intervention ne pouvait en aucun cas être rémunérée
au titre de l'article 3, elle n'envisageait pas d'autres formes
d'intervention de l'huissier de justice, au-delà de ce désaccord et à
l'intervention à frais partagés. Est-ce que pour autant les
dispositions de la loi de 1989 rendaient une telle intervention
impossible, au-delà du cas visé par l'article 3 ? La réponse dégagée
par la jurisprudence a été, jusqu'à la loi Borloo II, globalement
négative.
3. La jurisprudence avant la loi du 16 juillet 2006. Les
deux hypothèses, physiologique et pathologique, visées par la loi de
1989 laissaient en effet de côté une troisième situation, très
courante, notamment dans les baux qui sont conclus sans l'intervention
d'un professionnel. Souvent, en effet, le bailleur et le preneur, sans
être pour autant en « désaccord » au sens de la loi de 1989, souhaitent
que l'état des lieux soit réalisé par un huissier de justice, à frais
partagés. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons, dont la plus simple,
au-delà de tout angélisme contractuel, est qu'elles ne se font pas
confiance l'une envers l'autre et qu'elles préfèrent, au nom de la
liberté contractuelle, se tourner vers un professionnel qui, en vertu
de son statut réglementaire, peut établir des constats. Etait-ce
choquant ? Apparemment non, puisque la troisième Chambre civile, le 29
octobre 2005 (pourvoi n° 04-19006), avait justement considéré que la
clause insérée dans le bail d'habitation prévoyant que les états des
lieux d'entrée et de sortie seraient établis par un huissier de
justice, et que les frais seraient partagés par moitié entre le preneur
et le bailleur, était conforme à l'article 1134 du Code civil. En
clair, la troisième Chambre civile reconnaissait la possibilité, pour
les parties, de déroger aux règles de la loi de 1989 pour
l'établissement des frais d'états des lieux.
4. Et maintenant ?
Avec l'entrée en vigueur de la loi du 16 juillet 2006, plusieurs
situations, dans lesquelles l'huissier de justice pouvait intervenir
pour l'établissement de l'état des lieux (d'entrée ou de sortie),
notamment à la lumière de l'arrêt du 29 octobre 2005, doivent être
distinguées.
La première est celle dans laquelle une partie (ou
les deux) demanderai(en)t à l'huissier de justice d'insérer une clause
dans le bail prévoyant que l'état des lieux sera établi par lui, et que
les frais seront partagés par moitié (ou totalement à la charge du
preneur). Cette clause est désormais nulle, selon l'article 4 de la loi
n° 89-462 du 6 juillet 1989 modifié ; en pratique, toutefois, rien
n'empêchera, en réalité, l'huissier de justice – comme les agents
immobiliers, d'ailleurs – d'intégrer de facto le coût de l'acte dans
ses honoraires, sans pour autant l'indiquer dans l'acte. Il s'agit de
l'un des effets pervers de la loi du 23 juin 2006. Il sera d'ailleurs
intéressant de voir si, in fine, les agences immobilières ne
répercuteront tout simplement les coûts sur les parties sous cette
forme indirecte. Si tel est le cas, la « frappe chirurgicale » du
législateur aura décidemment raté sa cible. Sur ce point, tous les
auteurs semblent unanimes. On appréciera ainsi l'équité d'une telle
solution, en ce qui concerne les huissiers de justice, entre ceux qui
exercent, à titre accessoire, l'activité de gérant d'immeubles et les
autres…
D'ailleurs, même en présence d'une clause nulle au
regard de l'article 4 modifié, l'huissier pourra néanmoins intervenir,
à frais partagé, si l'on se trouve dans le cas visé par l'article 3 de
la loi de 1989, c'est-à-dire si les parties ne sont pas, dans les
faits, d'accord pour l'établissement d'un état des lieux
contradictoire. Puisque, selon une réponse ministérielle du 1er
novembre 1999 (Rép. min., n° 3478 : JOAN CR 1er nov. 1999, p. 6344), il
est nécessaire d'apporter la preuve du désaccord, pour que les frais
soient partagés (alors que dans le cas contraire, les frais incomberont
à la partie qui a sollicité l'acte), il faudrait que l'huissier
contacté par une partie recueille (par écrit de préférence) leur
désaccord, avant de procéder à l'état des lieux. On pourra sourire de
cette nécessité de recueillir l'accord du désaccord… tel est le prix à
payer à la nouvelle législation.
Deuxième situation. Un bailleur
(ou un preneur) souhaitent que l'huissier de justice intervienne, même
s'ils savent qu'a priori l'autre partie ne s'opposerait pas à
l'établissement d'un état des lieux contradictoire. Pour schématiser,
prenons le cas du bailleur qui préfère avoir affaire à l'huissier de
justice, et non à son locataire, pour l'état des lieux d'entrée, ou au
preneur qui, pour l'état de lieux de sortie, craint que le propriétaire
exerce des pressions pour faire des économies dans la réfection de
l'appartement, en lui imputant quelques mètres carrés de moquette
défraî chie. La confiance, on le sait, ne se décrète pas. Que faire ?
Est-ce que les parties peuvent, dès le bail, prévoir que le constat
sera à la charge de l'un, ou de l'autre (ou que les frais seront
partagés) ?
Pour le bailleur, à notre sens, et malgré des
opinions contraires émises dans cette revue, rien n'empêche le bailleur
de prendre – contractuellement – à sa charge de tels actes. Une telle
clause semble en effet régulière tant par rapport à l'article 4 de la
loi de 1989 modifié (elle ne met pas de frais à la charge du
locataire), que par rapport à l'article 3 car, à la lumière de la
réponse ministérielle de 1999, elle peut s'analyser comme une
manifestation du désaccord unilatéral du bailleur de procéder à
l'établissement contradictoire de l'état des lieux. La conséquence du
caractère unilatéral du désaccord étant la mise à la charge du bailleur
des frais de l'acte, la clause sera ainsi conforme à la loi et à son
esprit. On ne voit d'ailleurs pas comment on pourrait refuser au
bailleur de solliciter un huissier de justice qui, en vertu de
l'article 1er de l'ordonnance de 1945 a l'autorité d'établir des
constats à la demande des particuliers.
Vis-à-vis du preneur, le
rédacteur du contrat n'aura pas la même liberté. L'article 4 modifié de
la loi de 1989 empêche en effet que les actes d'état des lieux puissent
lui être imputés contractuellement. En revanche, cette limitation
consumériste de la force obligatoire du contrat ne va pas jusqu'à
remettre en cause la possibilité que dans les faits, un état des lieux
devienne impossible, en raison du désaccord entre les parties, aux sens
de l'article 3 de la loi de 1989. Nous retrouvons le cas visé plus
haut. Dans l'hypothèse de l'état des lieux de sortie, donc, le preneur
pourra contacter l'huissier de justice, s'il ne fait plus confiance à
la libre contradiction, et demander qu'un état des lieux soit établit à
ses frais.
5. En attendant les premières interprétations de la
jurisprudence, il semble indispensable que les huissiers de justice
fassent preuve de prudence dans la rédaction des baux d'habitation et
lors de l'établissement des états des lieux. Il est indéniable que la
loi porte une atteinte sérieuse – et inexplicable – à la possibilité
pour les huissiers de justice d'intervenir dans cette matière. Il est
plus que regrettable, de ce point de vue, que le législateur, pourtant
prévenu par le biais d'un amendement soutenu par la profession, n'ait
pas pris conscience des dommages collatéraux d'un texte, inutile selon
certains auteurs, et ait procédé à un amalgame gênant entre certaines
pratiques commerciales et l'intervention de l'huissier de justice.