
Insaisissabilité de l'assurance-vie : moyen légal de détournement des droits des créanciers
Gaby EID
Docteur en Droit
Huissier de Justice
Le
Code des assurances prévoit aux articles L. 132-9 et suivants que le
contrat d'assurance-vie constitue une exception au droit de gage
général du créancier et est de ce fait insaisissable. Or, le contrat
d'assurance-vie, nouvelle génération, s'il relève bien de cette
catégorie, profiterait ainsi de cette insaisissabilité. Ce faisant, le
droit de gage général du créancier ne serait alors effectif qu'aux
moyens de stratégies légales de contournement.
I. 04 1. Un des
principes fondamentaux de notre droit civil veut que tous les biens
d'un débiteur constituent le gage commun de ses créanciers et soient
saisissables en cas d'inexécution de ses obligations.
Tel qu'il
est énoncé, on pourrait croire, un peu hâtivement, que tous les droits
de créance nés au bénéfice d'un débiteur d'une obligation ne sont pas à
l'abri des créanciers en cas de revers financier.
L'insaisissabilité
est une exception à la règle qui découle de la loi. Cette position de
principe se heurte en effet à de sérieuses difficultés lorsqu'il s'agit
d'une assurance-vie.
Dans les articles L. 132-9 et suivants du
Code des assurances, le législateur a choisi de protéger de la saisie
cette catégorie particulière de police parce qu'il considérait qu'elle
était exposée à un risque important, à savoir le risque que le
créancier, en disposant du droit de racheter la police d'assurance-vie,
mettrait fin à la police elle-même. Bien qu'elle soit louable, cette
intention ne peut être généralisée à toutes les catégories de
l'assurance-vie.
2. Le Code des assurances, dans un chapitre
relatif aux opérations d'assurance sur la vie et de capitalisation,
distingue seulement les assurances en cas de décès et les assurances en
cas de vie, alors que le marché de l'assurance a connu l'émergence de
nombreuses autres catégories d'assurances-vie.
D'abord, la mise en place de la garantie vie-entière. Cette garantie ne profite pas à l'assuré mais à sa famille(1).
Après
cette étape, d'autres variantes modernes se sont répandues sur le
marché avec une économie globale du contrat basée sur l'épargne. L'on
pense aux contrats d'épargne dits à versements libres. Ce que
l'assureur promet de payer, soit à l'échéance normale du contrat, soit
au cours du contrat sous forme de rachat, « c'est très exactement le
montant de l'épargne accumulée, capitalisée et augmentée des produits
financiers des actifs représentant la provision mathématique. Au fur et
à mesure des versements du souscripteur, la créance contre l'assureur
ne change pas de nature ; seul augmente son montant(2) ».
D'autres
options peuvent être ajoutées au produit moyennant des frais
supplémentaires, telle que les fonds communs d'investissement auxquels
est greffée une assurance-vie avec la garantie 100 % du capital à
l'échéance.
3. Dans ce type de placement, la notion de sécurité
financière et la protection de patrimoine devient prioritaire : le
contractant apporte, en prime unique ou périodique, un capital destiné
à faire l'objet de placements dont l'assureur s'oblige à verser le
résultat, à l'échéance ou au décès de l'assuré, soit au souscripteur
lui-même en cas de survie au terme du contrat, soit en cas de décès à
un ou plusieurs bénéficiaires préalablement désignés par le
souscripteur(3).
Outre les avantages fiscaux afférents à ce type
de placement, on ajoute un élément supplémentaire, c'est de mettre le
contrat d'assurance-vie hors de la portée des créanciers.
4. La
question, souvent discutée par la doctrine, était desavoir si ce
contrat, présenté dans la pratique comme une assurance sur la vie,
relevait bien de cette catégorie. Or comme on le sait, le sort du
contrat d'assurance doit avant tout, être envisagé du point de vue de
l'aléa. Qu'en-est-il du caractère aléatoire dans cette catégorie
d'assurance ? (I) De la réponse à cette question dépendra la
qualification du contrat et par conséquent, la discussion sur la
problématique de l'insaisissabilité de ce produit retrouvera son
intérêt.
En effet, en l'état actuel de la jurisprudence,
l'insaisissabilité est la règle. Pour braver ce postulat, le créancier,
n'aurait-t-il pas à sa disposition des moyens pour protéger son droit
de gage général ? (II)
I. La notion d'aléa dans l'assurance-vie
5.
Pour mériter la qualification d'assurance sur la vie, le contrat doit
satisfaire à la notion de contrat aléatoire mentionnée par le Code
civil. L'aléa doit alors exister aussi bien lors de la formation du
contrat (A) qu'au cours de son existence (B).
A. La notion d'aléa à la souscription du contrat d'assurance-vie
6.
Il existe d'abord une définition extensive du contrat aléatoire. Aux
termes de l'article 1964 du Code civil, il y aurait aléa dans le
contrat, dès que l'événement dont la réalisation est incertaine doit,
au surplus, provoquer une chance de gain ou de perte, celle-ci étant
appréciée au moment de la formation du contrat. Cette chance de gain ou
de perte est exigée soit à l'égard de l'une des parties, soit vis-à-vis
de plusieurs d'entre elles.
7. La souplesse de cette acception
de l'aléa envisagée du côté d'une seule partie au contrat aurait pu, à
la rigueur, justifier la qualification du contrat en assurance-vie :
dans ce cadre, l'aléa pour le souscripteur pourrait être considéré
selon les circonstances sous l'angle du versement du capital : soit à
lui en cas de vie, soit au bénéficiaire en cas de décès.
Toutefois,
l'article 1104 du Code civil, prévoit une définition plus sévère du
contrat aléatoire. Ce texte vise la chance de gain ou de perte pour
chacune des parties. Cette conception de l'aléa « partagé » semble
avoir fait l'unanimité de la doctrine(4), et de quelques décisions de
justice(5), qui considèrent que ces conventions ne sont pas de
véritables contrats d'assurance dans la mesure où la notion d'aléa pour
la compagnie d'assurance, n'existe pas. Il s'agirait purement et
simplement d'un contrat de capitalisation dont la finalité n'est autre
qu'une gestion optimale de l'épargne.
8. Les termes de ce débat
ayant mobilisé les plumes les plus autorisées sur la question de
l'existence ou non de l'aléa dans le contrat moderne d'assurance-vie a,
semble-t-il, pris fin par un arrêt de la Cour de cassation du 23
novembre 2004 ayant tranché dans le sens de la qualification de
l'assurance sur la vie : « Le contrat d'assurance dont les effets
dépendent de la durée de la vie humaine comporte un aléa au sens des
articles 1964 du Code civil, L. 310-1, 1 et R. 321-1, 20 du Code des
assurances et constitue un contrat d'assurance sur la vie »(6).
Dans
cette espèce, bien que la Cour Suprême se soit exprimée sur l'existence
de l'aléa en tant que paramètre fondamental de l'existence du contrat
d'assurance litigieux, elle s'est dispensée d'en fixer les contours. «
Lorsque l'on pèse les enjeux de la qualification sur le régime
juridique applicable à l'assurance-vie souscrite, on ne saurait se
satisfaire d'un tel aléa, synonyme en la matière d'insécurité
juridique…(7) ».
La position de principe de la Cour de cassation
tendant à présumer l'existence de l'aléa dans le contrat moderne
d'assurance-vie se heurte par ailleurs à de sérieuses difficultés
lorsqu'il s'agit de justifier l'existence de la faculté de rachat du
souscripteur du contrat.
B. L'aléa au cours de l'existence du contrat d'assurance-vie et la problématique de la faculté de rachat
9.
« Le rachat permet au souscripteur qui désire se délier d'une opération
d'assurance où il ne trouve plus son intérêt de récupérer la provision
mathématique de son contrat, c'est-à-dire la provision que, sur les
primes antérieurement encaissées, l'assureur a dû constituer en vue de
l'exécution d'obligations dont le dénouement anticipé du contrat le
libère(8) ».
10. La plupart des contrats d'assurance-vie dite
nouvelle génération, permet au souscripteur de procéder à des rachats
partiels ou totaux du contrat. En vertu de ce droit, consacré par
ailleurs par l'article L. 132-21 du Code des assurances selon lequel «
l'entreprise d'assurance doit, à la demande du contractant, verser à
celui-ci la valeur de rachat du contrat », le souscripteur peut
prétendre, sur simple demande présentée à la compagnie, de réclamer le
paiement de la provision mathématique, comme s'il vidait un compte de
dépôt bancaire.
Cette faculté de rupture conventionnelle
permettant au souscripteur de disposer du montant de l'investissement
et d'en obtenir le remboursement, se traduirait dans les faits, de
faire survenir, par sa seule volonté, l'événement qui obligera
l'assureur à exécuter sa prestation. Or dans le contrat dit aléatoire,
l'aléa doit, non seulement exister au moment de la souscription du
contrat, mais doit-il survivre tout au long de son existence. Ainsi, la
faculté de rachat dans ce type de contrat sans aucune pénalité ou
risque de perte, influencerait sa qualification : le contrat ne serait
plus un contrat d'assurance(9). De l'ampleur du débat et des enjeux
économiques considérables qui y sont attachés, on pouvait espérer une
clarification jurisprudentielle.
11. La Cour d'appel de
Paris(10), sur l'appel interjeté par la société d'assurance Préviposte,
à l'encontre d'une décision rendue par le Juge de l'exécution du
Tribunal de grande instance de Paris, qui avait rejeté sa demande
tendant à déclarer insaisissables les sommes figurant au contrat PEP
Poste, souscrit par un souscripteur, à l'encontre de qui le Trésorier
principal de Paris avait délivré un avis à tiers détenteur avait
considéré que « les sommes déposées par le souscripteur ne peuvent être
tenues comme déposées au sens de l'article 1915 du Code civil mais
constituent des primes définitivement acquises à l'assureur, même si
celui-ci doit, au titre de la prestation convenue, en verser
l'équivalent outre les fruits accumulés, selon les modalités variant
avec le jeu des aléas… ».Et la Cour ajoute : « qu'aux termes de
l'article L. 132-14 du Code des assurances, le capital ou la rente au
profit d'un bénéficiaire déterminé ne peut être réclamé par les
créanciers du contractant… ». Elle explique cette insaisissabilité,
durant la vie du contrat, par le fait que le souscripteur n'est
nullement propriétaire des fonds qu'il a versés à l'assureur
définitivement et ne dispose d'aucune créance conditionnelle à son
encontre. Selon la Cour, le souscripteur n'est titulaire que d'un droit
personnel de rachat du contrat et de désignation ou de modification du
bénéficiaire de la prestation(11)…
12. Cette position est celle
soutenue et partagée par la Cour de cassation dans ses deux chambres
commerciale et civile, selon laquelle, tant que le contrat d'assurance
n'est pas dénoué, le souscripteur d'un contrat d'assurance-vie est
seulement investi, sauf acceptation du bénéficiaire désigné, du droit
personnel de racheter le contrat ou modifier le bénéficiaire de la
prestation, de sorte qu'aucun créancier du souscripteur n'est en droit
de se faire attribuer ce que ce dernier ne peut recevoir(12). Cette
qualification du caractère personnel du droit de rachat repose sur
l'interprétation de l'article L. 132-9, alinéa 2, du Code des
assurances, selon lequel le droit de révoquer la désignation du
bénéficiaire est un droit personnel. En rachetant le contrat, les
créanciers révoqueraient par le fait même la désignation du
bénéficiaire(13).
En droit, cette solution est-elle de nature à surprendre ?
La
réponse à cette question nous amène à envisager la nature de la créance
née du contrat d'assurance-vie dite nouvelle génération (1°), ainsi que
le régime juridique du droit de rachat de la police (2°).
1. Nature de la créance née du contrat d'assurance
13.
Affirmer qu'il y a une créance au titre du contrat d'assurance relève
de l'évidence. Le problème est de savoir si ce droit, conditionnel ou à
terme, est patrimonial, donc saisissable.
Une jurisprudence
datant du début du siècle avait déjà fixé les esprits en ce sens que,
une créance indéterminée, à terme ou même éventuelle, dès lors qu'elle
est acquise en principe, peut faire l'objet d'une saisie-arrêt(14)
14.
Sur le plan des principes régissant la saisissabilité des créances
éventuelles ou conditionnelles, l'article 1130 du Code civil dispose
que « les choses futures peuvent faire l'objet d'une obligation ». Ce
qui signifie que l'on peut contracter valablement toute obligation
portant directement sur une créance future ou se rattachant à une chose
future, dont elle suppose l'existence ou qui fixera sa mesure(15). Dans
une acception plus large, l'expression des « choses futures » signifie
qu'un contrat peut avoir pour objet un droit non encore né,
conditionnel ou simplement éventuel(16). Dans ce cadre, seul le critère
de l'existence des rapports contractuels entre le saisi et le tiers
saisi devraient prévaloir afin d'apprécier la validité de la
saisie-attribution. Dans cette acception, la saisie-attribution frappe
utilement les droits éventuels dus par le tiers saisi au saisi en vertu
d'un contrat préexistant.
15. Dans le contrat d'assurance-vie,
l'assureur s'engage envers le souscripteur, moyennant une prime, à
verser au bénéficiaire désigné une somme déterminée. L'exécution de son
obligation dépendra d'un événement ou d'un terme convenu entre les
parties au contrat. De ce fait, l'exigibilité de la créance prévue au
contrat est ici née, assortie tout simplement d'un terme qui est le
dénouement du contrat. La seule incertitude porte sur la date du
dénouement. Le report dans le temps du remboursement de la créance par
l'assureur, n'empêche pas que cette créance soit née dans le patrimoine
du souscripteur-bénéficiaire : l'arrivée du terme a un effet rétroactif
au jour auquel l'engagement a été contracté(17).
16. Pourtant, à
l'exception de quelques rares décisions(18), cette analyse sur la
saisissabilité de la créance née du contrat d'assurance n'a pas
prospéré en jurisprudence(19). Pour annihiler la validité de la
saisie-attribution, la Cour de cassation, dans ses deux chambres,
civile et commerciale, s'est placée sur un autre terrain en considérant
que le droit du souscripteur né du contrat d'assurance est un droit
purement personnel ou exclusivement attaché à sa personne. Par cet
argument, la Cour Suprême n'a pas souhaité trancher la nature juridique
du droit de rachat, mais elle s'est contentée d'évoquer son régime. Par
conséquent, les créanciers ne peuvent jamais exercer à leur profit les
droits extrapatrimoniaux ou purement personnels de leur débiteur. Cette
affirmation nous amène à analyser le régime juridique du droit de
rachat de la police.
2. Le régime juridique du droit de rachat
17.
On considère comme « exclusivement attachés à la personne au sens de
l'article 1166 du Code civil, les droits qui, bien qu'ayant une valeur
appréciable en argent, touchent à des intérêts d'ordre moral ou intime
dont le titulaire doit être le seul appréciateur »(20).
Pour
affirmer que le droit de rachat de la police est un droit personnel,
alors que son exercice présente un intérêt pécuniaire, il faut
démontrer que le droit invoqué est exclusivement attaché à la personne
du souscripteur et par conséquent insusceptible d'être exercé par ses
créanciers(21).
18. Le rachat est traditionnellement défini par
la doctrine comme l'opération par laquelle le souscripteur met fin au
contrat d'assurance en libérant l'assureur de la dette conditionnelle
ou à terme qu'il a contractée(22). Le droit de rachat a donc pour objet
la restitution d'une créance à terme certain ou incertain, pour la
valeur atteinte au jour de la restitution, sous déduction éventuelle
des pénalités.
Cet élément de la police, ayant une valeur
d'argent, constitue une option que le souscripteur peut exercer. Or
l'exercice de cette option suppose la présence d'un droit déjà né ou
virtuellement acquis(23). Elle est la conséquence d'une situation
juridique préexistante constitutive d'un droit dont l'exercice se
caractérise par des considérations patrimoniales plutôt
qu'extrapatrimoniales.
19. En effet, la dimension morale du
droit personnel doit trouver sa source dans la nature même de l'acte
accompli, c'est-à-dire le contrat d'assurance-vie(24). Pour qu'il en
soit ainsi, la philosophie guidant la protection des droits découlant
de la police d'assurance, doit être la protection de la famille du
souscripteur ou de l'assuré. Il en serait ainsi, dans la mesure où la
police comprend une stipulation d'irrévocabilité qui lie le
souscripteur même hors la connaissance du bénéficiaire. Dans cette
hypothèse, la désignation du bénéficiaire à titre irrévocable, rendrait
les droits issus de la police d'assurance insaisissables. Nous sommes
alors en présence d'un droit personnel dont l'exercice ne peut
s'envisager en dehors de la volonté du souscripteur et le créancier ne
pourra pas forcer le rachat(25). Un contrat pourrait donc recevoir
plusieurs qualifications : contrat autre qu'une assurance-vie quand le
rachat est possible - absence d'acceptation -, puis contrat
d'assurance-vie quand le rachat n'est plus possible.
20. En
réalité, dans ce type d'assurance-vie, le souscripteur ne se dessaisit
pas de son actif ; il en garde le contrôle d'une manière quasi-absolue,
il ne confie à l'assureur que la faculté d'administrer ses biens, rien
de plus. A tout moment, le souscripteur peut demander le versement
total ou partiel de l'actif constitué. Il peut même l'affecter en
garantie d'une créance. Pourquoi un créancier accepterait-il d'avoir
une police comme garantie s'il lui est impossible d'en réaliser la
valeur ? « C'est un droit patrimonial pivot d'opérations purement
patrimoniales(26) ». Le droit de rachat de la police existant déjà dans
le patrimoine du souscripteur, sa mise en œuvre ne fera naî tre aucun
nouveau droit de nature personnel. On constate que la faculté de rachat
ne présente pas un élément de qualification du contrat d'assurance-vie.
Elle est l'élément de son régime juridique. Autrement dit, tout contrat
d'assurance doit impérativement le contenir(27).
21. Cette
interprétation n'est pas celle de la jurisprudence actuelle. Dans ce
carrefour entre considérations morales et gestion de patrimoine, la
Cour suprême fait prévaloir les premières. Toutefois, la qualification
du droit de rachat de droit personnel exclusivement attaché à la
personne du souscripteur ne s'accompagne pas d'une perte de tout moyen
d'action des créanciers du souscripteur. C'est pourquoi, bien que la
faveur accordée par la jurisprudence aux considérations morales
affaiblisse les droits des créanciers, elle ne conduit pas à les
annihiler entièrement.
II. Les moyens de protection du gage général du créancier
22.
La protection du souscripteur-débiteur dans le cadre des polices
d'assurance-vie doit être limitée par la fraude, la simulation et par
l'abus de droit selon qu'il s'agit d'une organisation d'insolvabilité a
priori ou a posteriori de la naissance du droit du créancier. Lorsqu'il
s'agit du désir de tenir en échec les droits des créanciers qui a
inspiré la souscription de la police ou, le transfert ou la suspension
de la valeur de rachat, il est démontré par là même que l'intérêt moral
n'existe plus. L'action paulienne (A) ou les poursuites fondées sur la
théorie de l'abus de droit (B), permettent aux créanciers de
sauvegarder leurs droits de gage.
A. L'exercice de l'action paulienne
23.
L'article 1167 du Code civil constitue, après l'éviction de l'action
oblique en tant que moyen de protection du créancier, un élément de
protection de ce dernier du fait du comportement du débiteur malhonnête.
L'action
paulienne, dite encore révocatoire, permet de rendre inopposable à
l'égard du créancier l'acte frauduleux. Pour sa réussite, cette action
suppose la réalisation de deux conditions indiscutées : il faut que
l'acte attaqué soit un acte d'appauvrissement (1°), il faut d'autre
part qu'il soit frauduleux (2°).
1. La notion d'insolvabilité économique du débiteur
24.
L'acte d'appauvrissement devant être a l'origine du préjudice causé au
créancier, peut-il exister en dehors de l'insolvabilité complète du
débiteur ?
La jurisprudence dominante semble vouloir détacher le
préjudice de l'insolvabilité. L'acception moderne de l'insolvabilité se
confond en fait avec le préjudice que le créancier subit(28). L'élément
prépondérant est désormais, tout simplement, l'altération du droit de
gage. Un arrêt de la Cour de cassation proclame que « le préjudice peut
exister, en dehors même de l'insolvabilité du débiteur, dès lors qu'il
est démontré que par l'acte frauduleux… le débiteur a disposé de ses
biens ou en a réduit la valeur de manière à rendre impossible ou
inefficace l'exercice des droits dont le créancier s'était assuré
l'avantage »(29).
De ce courant jurisprudentiel se dégage
l'importance de l'extension, toujours accrue, de la notion de préjudice
dans l'action paulienne(30). Cette extension va dans le sens de la
protection des créanciers, souvent ignorants de l'assiette exacte de
leur droit de gage général, passant de l'exigence d'un acte
d'appauvrissement du débiteur qui crée ou aggrave son insolvabilité au
simple fait d'organiser son patrimoine pour rendre les poursuites plus
difficiles(31).
25. En apparence, dans le cas de
l'assurance-vie, la souscription du contrat n'est pas en réalité un
acte d'appauvrissement : les primes versées à l'assureur seront
remplacées, à l'échéance, par la récupération d'un capital ou d'une
rente. Dans ces conditions, il serait difficile de l'attaquer
puisqu'une somme équivalente viendra théoriquement la remplacer dans le
patrimoine du débiteur.
26. Toutefois, du point de vue du
créancier « ce qui importe n'est pas tant la valeur mathématique de
l'actif de son débiteur que la possibilité effective de se faire payer
sur cet actif »(32). Si cette possibilité se trouve compromise, cela
suffit pour que le préjudice existe et que la condition d'intérêt se
trouve réalisée(33). Dans cette hypothèse, l'administration de la
preuve du préjudice, dont l'objet réside dans l'insolvabilité du
débiteur créée ou aggravée par l'acte frauduleux, ne pose guère de
difficultés au créancier qui pourra aisément démontrer qu'à la suite de
l'acte accompli par son débiteur, le patrimoine de celui-ci ne contient
plus les biens nécessaires au paiement de sa créance(34).
Il est
clair que, sous l'angle de l'assurance-vie, le préjudice est constitué
par l'évasion du patrimoine du débiteur d'éléments d'actifs : les
primes versées à l'assureur. Dans ce cadre, le droit de gage du
créancier en ressort menacé car les biens qui sont sortis du patrimoine
étaient aisément saisissables, alors que le contrat d'assurance en lui
même est plus rétif aux voies d'exécution(35).
27. En effet,
lorsque le bénéfice du contrat est attribué à titre gratuit à un tiers,
l'opération peut être qualifiée de libéralité. Or, on peut penser que
la jurisprudence, le cas échéant, se prononcerait en ce sens :
s'agissant d'un acte à titre gratuit, il suffirait de démontrer la
connaissance qu'avait le souscripteur, lors de la souscription de
l'assurance, du préjudice qu'il causait à ses créanciers(36). Dans
cette perspective, le fait générateur du préjudice du créancier lui
permettant d'exercer l'action paulienne, ne découlerait pas
nécessairement de la souscription du contrat d'assurance-vie par
laquelle le souscripteur-débiteur a organisé son insolvabilité, mais
plutôt parce que par cet acte, le débiteur cherche à organiser son
insaisissabilité.
Par ce biais, l'acception large du préjudice,
permet au créancier de porter un coup à l'exigence d'une preuve
formelle d'insolvabilité.
Toutefois, le préjudice subi par le
créancier du fait de l'acte accompli par le débiteur n'est pas la seule
condition de l'exercice de l'action paulienne. Il faut que soit
démontré le caractère frauduleux de l'acte.
3. La notion de fraude paulienne
28.
La fraude du débiteur peut être conçue de deux manières différentes.
Elle peut résulter de l'intention de nuire ; c'est-à-dire, l'acte
critiqué a eu pour but de nuire aux créanciers en vue de faire obstacle
au recouvrement de leur créance. Mais on peut admettre au titre de
fraude paulienne, la seule connaissance qu'a eu le débiteur du
préjudice qu'il causait au créancier en se rendant insolvable, en
augmentant son insolvabilité ou en organisant son insaisissabilité(37).
La Cour de cassation est favorable à l'acception large de la fraude(38).
29.
En matière d'assurance-vie, le souscripteur-débiteur, libre de gérer
ses affaires, ne fait que modifier la structure de son patrimoine, il
ne se rend pas forcément insolvable. Il est donc logique que la fraude
conditionne l'inopposabilité du contrat(39).
Toutefois, dès lors
que cette nouvelle organisation du patrimoine porte éventuellement
préjudice au créancier, la preuve de la fraude paulienne devrait porter
tout simplement sur la conscience qu'a eue le souscripteur-débiteur des
effets de l'acte sur la consistance de son patrimoine au moment de sa
souscription. Par là même, « l'action paulienne renoue alors
fondamentalement avec sa nature économique : elle évite que
l'appauvrissement du débiteur ne soit financé avec des deniers qui
devaient revenir à ses créanciers, quelles que soient ses véritables
intentions à cet égard »(40). Certes, en dispensant le créancier de
sonder trop en profondeur l'âme de son débiteur, la Cour Suprême se
montre, donc, plus soucieuse de la sécurité de celui-là que de la
liberté de celui-ci(41).
30. Quoi qu'il en soit, L'action
paulienne suppose donc un préjudice. Elle suppose également la fraude
du débiteur, d'où se déduit le principe de la nécessité de
l'antériorité de la créance par rapport au contrat d'assurance attaqué.
Mais
puisque le souscripteur-débiteur tente de simuler la réalité de son
patrimoine, ne peut-on pas envisager, au bénéfice du créancier, une
action en déclaration de simulation ? En effet, en opposition à
l'action paulienne, l'action en déclaration de simulation, ne nécessite
pas l'antériorité de la dette par rapport au contrat d'assurance-vie
litigieux. Si assez souvent la simulation est frauduleuse ; elle ne
l'est pas nécessairement. Le créancier qui agit en déclaration de
simulation n'a donc pas à prouver la fraude du souscripteur(42).
31.
Toutefois, pousser à l'extrême, cette analyse pourrait aboutir purement
et simplement au dessaisissement du débiteur qui demeure normalement
libre de gouverner à ses destinées. Bien que dans certaines hypothèses,
par respect de la liberté du débiteur de disposer librement de ses
biens, l'exercice de l'action paulienne soit difficilement
envisageable, il n'en reste pas moins qu'il est de règle que cette
liberté, a pour limite, l'abus de droit.
B. L'abus de droit en matière d'assurance-vie
32.
« La théorie de l'abus de droit, tout comme celle de l'enrichissement
sans cause, est un mécanisme correcteur, une soupape de sûreté qui
permet au juge d'assouplir le jeu des relations juridiques »(43).
L'exercice
d'un droit subjectif n'est pas absolu. « Le droit cesse où l'abus
commence et il ne peut y avoir usage abusif d'un droit quelconque…(44)
». Se pose alors la difficulté de déterminer les critères de l'abus de
droit.
33. Sans vouloir reprendre les multiples controverses
doctrinales sur ce sujet, force est de constater que la limite
matérialisant le commencement de l'abus de droit est changeante :
certains auteurs s'en tiennent à des critères subjectifs : l'intention
de nuire à autrui. D'autres, estiment, plus largement, qu'il puisse y
avoir abus du seul fait que le droit a été exercé avec imprudence,
négligence ou simplement par abstention ou omission. Autrement dit, il
faut distinguer entre l'abus du droit et l'excès dans l'exercice du
droit, excès qui engendre l'obligation de réparer le dommage causé,
bien qu'ici il n'y ait pas eu faute commise. L'abus serait simplement
la faute commise dans l'usage des droits. Selon un auteur, dans ce
cadre, « on pourrait faire valoir que les droits subjectifs, à supposer
qu'on en admette l'existence, ne sont reconnus aux individus qu'à
certaines fins dont la plus importante est la sécurité juridique. Dès
lors, si le titulaire du droit le détourne de son but, il commet un
abus et ne mérite plus la protection(45) ».
34. Telle qu'elle
est envisagée, la théorie de l'abus de droit ne pourrait-elle trouver
application en matière d'assurance-vie afin que les créanciers de
l'assuré ne deviennent les premières victimes du contrat d'assurance ?
Naturellement,
la théorie de l'abus de droit ne pourra pas agir rétroactivement sur le
contrat d'assurance souscrit antérieurement à la naissance du droit du
créancier à l'égard de l'assuré-débiteur. En revanche, cette théorie
devrait pouvoir s'appliquer en matière d'exercice du droit de rachat du
contrat d'assurance.
Se sachant débiteur d'une somme d'argent à
l'égard d'un tiers, le refus par le souscripteur d'exercer son droit de
rachat ne constituerait-il pas une forme d'abus du droit, alors qu'il
est de plus normal et raisonnable d'honorer ses obligations ? Dans ce
contexte, bien que ce soit en dehors de toute obligation préalable, le
souscripteur ne commet-il pas une faute en s'abstenant de réaliser son
droit de rachat ?
35. Dans d'autres domaines du droit, la
jurisprudence s'oriente vers une définition large de la notion
d'abstention ; elle admet que, même en l'absence d'intention de nuire,
l'abstention peut constituer une faute lorsque, dans les mêmes
circonstances, on peut affirmer qu'un homme normal et raisonnable
aurait agi au lieu de s'abstenir(46). Dans ce cadre, la « faute » est
incontestablement une erreur de conduite appréciée non pas « in
concreto », c'est-à-dire en scrutant l'état d'âme de l'agent pour
savoir si sa conscience lui reproche quelque chose, mais « in abstracto
», c'est-à-dire objectivement, sans livrer à pareille recherche(47).
36.
Partant de là, en matière de droit de rachat de la valeur mathématique
du contrat d'assurance, on serait enclin d'affirmer que l'abstention du
souscripteur d'exercer son droit de rachat, est une « erreur de
conduite » à l'égard du créancier. Cette erreur engagerait,
objectivement, sa responsabilité. Cette responsabilité dite objective,
prônée par la théorie du risque, est une responsabilité sans faute : le
souscripteur doit assumer les conséquences de son refus, qu'il soit ou
non fautif ; aucun jugement de valeur n'a besoin d'être porté sur sa
conduite(48). En ce sens, l'appréciation de la conduite à tenir n'est
plus tant recherchée pour soi-même, qu'exigée comme un devoir général
d'attention à l'égard d'autrui. Elle est une réponse au sort d'autrui
dans toutes ses expressions, notamment la négligence et l'égoïsme(49).
37.
Certes, dans cette hypothèse, la sanction de l'abus de droit du
souscripteur-débiteur serait radicale : la faculté de rachat faisant
l'objet d'un prononcé judiciaire, aboutirait à la cessation du contrat.
Par la prise d'effet du rachat, il y a extinction des obligations de
l'assureur. Naturellement, l'exercice de cette faculté de rachat aussi
bien facultative que forcée n'est envisageable que lorsque le contrat
d'assurance-vie comprend une stipulation à cet effet.
La limite
de l'abus de droit semble donc apte à enrayer une certaine forme
d'organisation d'insolvabilité, du moins elle constituerait une sorte
de protection du créancier abusé.
38. Pour conclure ces
développements, j'adopterai l'observation de bon sens du Professeur
Hovasse-Banget déjà formulée en 1996 et qui reste plus que jamais
d'actualité : « Multiplier les avantages dérogatoires de l'assurance
vie serait courir le risque de les perdre tous, à plus ou moins brèves
échéances ».
En pratique, la nature des contrats d'assurance-vie
fait qu'il n'est pas possible de leur apposer une étiquette unique.
Dans la plupart de ces contrats, les droits du souscripteur-assuré sont
quasi-absolus avant l'échéance du terme du contrat : le souscripteur
conserve l'entière maî trise des fonds. En fait, l'assuré ne s'assure
contre rien ; il gère son patrimoine. Le contrat d'assurance ne doit
pas servir de moyen légal permettant le détournement de ses actifs au
détriment des droits de ses créanciers.