Le droit patrimonial de la famille :
réformes accomplies et à venir
Actes du colloque organisé le 15 octobre 2004
à l’Université Robert Schuman de Strasbourg
par l’Association Henri Capitant des Amis
de la Culture Juridique Française
2006
Le droit patrimonial de la famille :
réformes accomplies et à venir
Journée nationale
Tome IX / Strasbourg
avec les contributions de :
Isabelle Dauriac Nathalie Peterka
Frédérique Granet-Lambrechts Philippe Simler
Marc Nicod Alice Tisserand-Martin
Jean-Marie Ohnet Georges Wiederkehr
© ÉDITIONS DALLOZ — 2006
Sommaire
VII Avant-propos
par Denis Mazeaud, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
1 De quelques insuffisances du régime matrimonial légal
par Philippe Simler, professeur à l’Université Robert Schuman — Strasbourg III
13 Les réformes accomplies : le point sur les avantages matrimoniaux
par Frédérique Granet-Lambrechts, professeur à l’Université Robert Schuman — Strasbourg III
21 Les incidences de la réforme du divorce du 26 mai 2004
sur les libéralités entre époux et les avantages matrimoniaux
par Alice Tisserand-Martin, professeur à la Faculté de droit de Nancy
33 Les incidences de la réforme des successions du 3 décembre 2001 sur la pratique des libéralités entre époux
par Isabelle Dauriac, professeur à l’Université de Rouen
47 Le notaire dans les projets de réforme du droit des successions
par Jean-Marie Ohnet, membre de l’Institut d’études juridiques du Conseil supérieur du notariat, notaire
55 La réforme du droit des testaments
par Marc Nicod, professeur à l’Université de Toulouse I 71 La réforme des libéralités familiales
par Nathalie Peterka, professeur à la Faculté de droit de l’Université Paris 12
85 Rapport de synthèse
par Georges Wiederkehr, professeur à l’Université Robert Schuman — Strasbourg III
VI Le droit patrimonial de la famille
97 Statuts de l’Association Henri Capitant des Amis de la Culture Juridique Française
103 Publications de l’Association Henri Capitant
109 Travaux des groupes de l’Association Henri Capitant
111 Composition du Conseil d’administration de l’Association 113 Composition du Bureau de l’Association
D. M.
Avant-propos
Lille,
Nice, Limoges, Nantes, Toulouse, Aix-en-Provence, Bordeaux, Grenoble,
autant d’Universités et de Facultés qui, depuis l’année 1997, ont
successivement accueilli l’Association Henri Capitant et lui ont
apporté leur concours en vue de l’organisation de sa traditionnelle
journée nationale. Le 15 octobre 2004, ce fut au tour de la Faculté de
droit de l’Université Robert Schuman — Strasbourg III, d’ouvrir ses
portes à notre Association et d’œuvrer pour la réussite de cette
neuvième édition.
Portant sur Le droit patrimonial de la famille :
réformes accomplies et à venir, cette neuvième journée nationale a
rassemblé de très nombreux participants, étudiants, praticiens et
enseignants, et a donné lieu à de stimulants rapports et de riches
débats, portant évolutions récentes et futures du droit des régimes
matrimoniaux, des successions et des libéralités. Ont ainsi été au
centre des exposés et des débats qui les ont suivis, les insuffisances
du régime matrimonial légal, la pratique des avantages matrimoniaux,
les libéralités entre époux, et les projets de réforme portant sur le
droit des successions et des libéralités.
Ce sont les rapports présentés à l’occasion de cette journée strasbourgeoise qui sont reproduits dans le présent ouvrage.
L’organisation
de cette nouvelle journée nationale n’aurait pas été possible sans le
très précieux concours que nous a apporté le Centre de droit privé
fondamental de la Faculté de droit, de sciences politique et de gestion
de l’Université Robert Schuman — Strasbourg III. Qu’il nous soit
permis, en outre, de rendre un amical hommage et d’adresser nos plus
vifs remerciements à monsieur Philippe Simler, dont l’aide efficace et
chaleureuse a très largement contribué à la réussite de cette
manifestation!
De quelques insuffisances du régime matrimonial légal
Philippe Simler
Professeur à l’Université Robert Schuman — Strasbourg III
La
réforme des régimes matrimoniaux opérée par la loi du 13 juillet 1965,
parachevée par celle du 23 décembre 1985, a été unanimement saluée
comme une grande réforme. Elle est en effet de celles portant la marque
de Jean Carbonnier. Le régime légal proposé aux Français et plébiscité
par eux, si l’on observe que 10 % à peine des époux s’en écartent — et
encore, une bonne partie de ces derniers se contentent-ils de
l’aménager, sans le récuser nullement — apparaît comme une belle
construction, fondée sur les objectifs d’égalité des époux, dans un
subtil équilibre entre indépendance et interdépendance.
Sans
révoquer en doute ces indéniables qualités, il est tout de même
possible de détecter quelques malfaçons et lacunes mineures dans le
dispositif, dont l’une, issue de la loi du 23 décembre 1985, a été
dénoncée d’emblée par quelques auteurs — il s’agit de l’article 1483 du
Code civil —, et dont l’autre a été mise en lumière par une
jurisprudence récente, s’agissant de la saisissabilité des revenus de
l’époux caution ou emprunteur au sens de l’article 1415.
Il est même
permis aujourd’hui de se demander si une pièce majeure du dispositif
n’est pas aujourd’hui inappropriée, compte tenu de l’évolution du
contexte économique et social actuel, et si le législateur n’a pas
fait, en 1985 — car c’est cette dernière réforme qui a révélé l’ampleur
du problème — un choix contestable, générateur aujourd’hui de profondes
injustices : je veux parler de l’article 1413 du Code civil.
Le propos portera successivement sur ces trois textes et sur les interrogations critiques qu’ils suscitent.
I. L’ARTICLE 1483 ET LA QUESTION DE L’OBLIGATION À LA DETTE DU CONJOINT DU DÉBITEUR APRÈS DISSOLUTION DU RÉGIME
On
sait qu’aux termes de l’article 1413 du Code civil, chacun des époux
engage la totalité du patrimoine commun (pour le plus grand malheur de
son conjoint, parfois : ce sera l’objet du troisième point), à
l’exclusion des gains et salaires de l’autre (mais non des revenus de
ses propres). On sait aussi qu’après le partage, chacun peut limiter
son obligation au passif, s’agissant des dettes entrées en communauté
du chef de son conjoint, à la mesure de l’émolument perçu lors de ce
partage (art. 1483, al. 2). De tout temps, le législateur a ainsi voulu
protéger la femme jusqu’en 1965, chacun des époux depuis la réforme,
contre les dettes excessives de son conjoint contractées durant le
mariage et non encore acquittées au jour du partage.
Restait la
période intermédiaire entre la dissolution de la communauté et le
partage. S’il y avait bien, dans la section du Code civil traitant de
la dissolution de la communauté, après un premier paragraphe relatif
aux causes de dissolution, un second consacré à la liquidation et au
partage, celui-ci était muet sur le sort du passif. Quant au dernier
paragraphe de cette section, tel qu’il était issu de la loi du 13
juillet 1965, il était intitulé « De l’obligation et de la contribution
au passif après le partage ». Et l’on trouvait dans le premier alinéa
de l’article 1483 la formule, irréprochable et non modifiée depuis,
selon laquelle : « Chacun des époux ne peut être poursuivi que pour la
moitié des dettes qui étaient entrées en communauté du chef de son
conjoint ». Il peut l’être, dans cette limite, hier comme aujourd’hui,
même sur ses biens personnels..., mais sous réserve du bénéfice
d’émolument prévu au second alinéa du même article.
Mais voilà que
le législateur s’est avisé, en 1985, de la lacune du dispositif
s’agissant de la période intermédiaire entre la dissolution et le
partage, période qui, comme chacun sait, peut durer fort longtemps et
sur laquelle le législateur avait fait l’impasse en 1965. Pour combler
cette lacune, il a cru pouvoir simplement modifier l’intitulé précité
de ce troisième paragraphe, désormais ainsi libellé : « De l’obligation
et de la contribution au passif après la dissolution ».
L’intention
était louable. Mais il eût fallu, bien sûr, réfléchir préalablement aux
effets du déplacement vers l’amont du champ d’application des textes
subséquents. C’est ce qui n’a pas été fait, de sorte que, sans aucun
doute involontairement1, le législateur a créé un véritable traquenard,
pouvant causer aux époux, suivant les circonstances, un préjudice
considérable et totalement injustifiable, ce que la doctrine n’a pas
manqué de souligner.
L’article 1482 dispose que « Chacun des époux
peut être poursuivi pour la totalité des dettes existantes au jour de
la dissolution [et non plus au jour du partage], qui étaient entrées en
communauté de son chef ». La solution est parfaitement logique et, en
dépit
1. Les modifications des articles 1482 et 1483 ont été
présentées, lors des travaux préparatoires de la loi du 23 décembre
1985, comme de simples ajustements rédactionnels (v. rapport Cacheux à
l’Assemblée nationale, Doc. no 2646, p. 43, et rapport Dejoie au Sénat,
Doc. no 360, p. 51).
De quelques insuffisances du régime matrimonial légal 3
du
déplacement du point de départ de son application, rien n’était
véritablement changé. En effet, le droit de l’indivision,
indéniablement applicable à celle née de la dissolution de la
communauté, permet aux créanciers visés de se payer sur l’actif indivis
et aussi, bien sûr, sur le patrimoine personnel de leur débiteur. Il
faut surtout souligner que le gage de ces créanciers reste, à peu de
choses près2, le même que ce qu’il était au cours du mariage. L’article
815-17 dispose, en son 1er alinéa, que les créanciers qui auraient pu
agir sur les biens indivis avant qu’il y eût indivision sont payés par
prélèvement sur l’actif avant le partage3. Ils peuvent donc saisir les
biens indivis. Mais, comme ces mêmes créanciers sont nécessairement
créanciers de l’un ou de l’autre époux, voire des deux, ils peuvent
aussi poursuivre le paiement, pour l’intégralité de leurs créances, sur
le ou les patrimoines personnels qui en répondaient avant la
dissolution. Celui qui a payé en totalité — ou au-delà de sa part — une
dette commune est en droit, sans attendre le partage, de recourir en
contribution contre l’autre4.
Fort différente est à présent la
situation du conjoint du débiteur visé à l’article 1482. Le 1er alinéa
de l’article 1483, resté rigoureusement inchangé, dispose, en effet que
« Chacun des époux ne peut être poursuivi que pour la moitié des dettes
qui étaient entrées en communauté du chef de son conjoint ». Rien de
choquant à première vue, d’autant que le texte est resté inchangé...,
sauf que la solution qu’il édicte s’applique depuis 1985 dès la
dissolution, alors qu’elle ne valait avant cette réforme qu’après le
partage5. Il pouvait alors (et il peut toujours, s’il n’est poursuivi
qu’après le partage) opposer le bénéfice d’émolument. Par hypothèse,
avant le partage le béné
2. Les revenus des biens propres du
conjoint, qui tombaient en communauté avant sa dissolution, cessent
d’alimenter l’indivision post-communautaire. Avant l’entrée en vigueur
de la loi du 23 décembre 1985, la dissolution de la communauté
emportait extension du gage de ces créanciers, puisque disparaissait la
distinction entre biens communs ordinaires et réservés. De la
disparition des biens réservés résulte une parfaite continuité par
rapport à la situation antérieure à la dissolution. Il en va de même
pour les gains et salaires de l’autre époux, insaisissables pendant la
durée du régime en vertu de l’article 1414, après sa dissolution parce
qu’ils n’alimentent plus la masse indivise.
3. V. Civ. 1re, 17 mars
1987, JCP G 1988, II, 21021, et N 1988, II, 73, note Simler; Civ. 1re,
9 juillet 1991, Bull. civ. I, no 235, D. 1992, somm. p. 372, obs. A.
Honorat, JCP G 1992, I, 3567, no 15, obs. Tisserand, RTD civ. 1992, p.
437, obs. Lucet et Vareille; Civ. 1re, 21 mai 1997, Bull. civ. I, no
163, JCP G 1997, IV, 1452 (en l’espèce, la saisie est intervenue deux
ans et demi après la transcription du jugement de divorce pour une
créance antérieure).
4.
Civ. 1re, 17 novembre 1999, Juris-Data no 004086, JCP G 2000, I, 245,
no 17, obs. Simler. Ce recours en contribution avant partage est de
nature, comme celui des créanciers, objet des développements suivants,
de tenir en échec le bénéfice d’émolument opposable dans les rapports
entre époux.
5. La question était, en réalité, discutée. Une partie de la doctrine estimait que l’action pour moi
tié
contre le conjoint du débiteur était possible dès après la dissolution
(v. en ce sens, Patarin et Morin, La réforme des régimes matrimoniaux,
éd. Defrénois, no 344; Ponsard, sur Aubry et Rau, t. VIII, Régimes
matrimoniaux, 7e éd., no 299 et note 4, et no 308 et note 48; Marty et
Raynaud, Les régimes matrimoniaux, Sirey,
1978, no 329). Statuant encore sous l’empire de la rédaction antérieure
à 1985, la Cour de cassation s’est, elle aussi, prononcée en ce sens
(Civ. 1re, 1er mars 1988, Bull. civ. I, no 53, D. 1988, IR p. 74, JCP G
1988, II, 21158, note Simler, et N 1988, II, 318, note Arrault et
Cornille, Defrénois 1988, art. 34289, p. 923, obs. Champenois). Une
autre fraction de la doctrine considérait plus justement qu’elle
n’était ouverte, conformément aux dispositions des articles 1482 et
1483, qu’après le partage (en ce sens, Colomer, Régimes matrimoniaux,
11e éd., Litec, 2002, no 907; Cornu, Régimes matrimoniaux, 9e éd., PUF,
2002, no 82, p. 422-423, et no 100, p. 518-519.; H., L. et J. Mazeaud
et M. de Juglart, Leçons de droit civil, 5e éd., Domat-Montchrestien,
t. IV, 1er vol., 1982, no 472 et 474).
fice
d’émolument ne peut être invoqué, faute d’émolument connu. D’ailleurs,
le second alinéa du même article est clair : « Après le partage et sauf
le cas de recel, il n’est tenu qu’à concurrence de son émolument [...]
».
Est-ce si grave, peut-on se demander? La réponse ne peut qu’être
clairement affirmative. La solution est juridiquement injustifiée et
injustifiable. Elle peut avoir, concrètement, des conséquences
dramatiques.
Rien ne justifie l’extension du gage de ces créanciers
au patrimoine personnel du conjoint du débiteur, patrimoine qui était
hors de leur atteinte avant la dissolution et qui le sera de nouveau
après le parage, par l’effet du bénéfice d’émolument. Au contraire,
dans la période intermédiaire, cet époux devra répondre sur son
patrimoine personnel pour moitié des dettes entrées en communauté du
chef de l’autre, sans être protégé par le bénéfice d’émolument,
solution que la jurisprudence a retenue sans hésitation6.
Quant aux
conséquences, est-il besoin d’insister? Dès après décès ou divorce, les
créanciers de l’un des époux, s’ils sont bien informés, peuvent
profiter de l’aubaine de ce droit de poursuite — pour moitié, certes,
mais ce n’est pas négligeable — sur le patrimoine personnel du
conjoint, qui n’est pas leur débiteur. Pire, un époux bien avisé,
voyant la situation de son conjoint se dégrader, peut être incité à
demander la séparation judiciaire des biens, mesure censée salutaire
pour ses intérêts. L’article 1483 sera pour lui une véritable
chausse-trappe, car il ouvrira aux créanciers de ce conjoint une action
sur son patrimoine personnel, qu’il voulait précisément protéger.
Certes,
l’article 1487 ouvre à l’époux qui a payé au-delà de son émolument un
recours contre l’autre pour l’excédent. Mais ce recours sera le plus
souvent illusoire. De plus, le texte suivant lui laisse la possibilité
de se réserver un droit de répétition contre le créancier désintéressé,
en spécifiant dans la quittance « qu’il n’entend payer que dans la
limite de son obligation ». Mais qui connaît, parmi les juristes et, a
fortiori, parmi ceux qui ne le sont pas, cette disposition? Et de
quelle efficacité peuton la créditer?
La bévue législative a été
vigoureusement dénoncée en doctrine. Un auteur l’a jugée si énorme
qu’il a pensé qu’elle pourrait être corrigée sans nouvelle intervention
législative : « Ce système serait absurde et il faut comprendre, malgré
la lettre du texte, que c’est le droit de poursuite du créancier
lui-même qui est subordonné à l’accomplissement du partage »7. Sans
espérer pareille audace, le doyen Cornu a
6. En ce sens, Civ. 1re, 7
mars 1989 et CA Limoges, 27 février 1992, préc.; CA Dijon, 21 juin
1994, D. 1995, somm. p. 338, obs. Lucet; CA Grenoble, 23 juillet 1997,
Juris-Data no 049646.
7. Grimaldi, « Commentaire de la loi du 23 décembre 1985 », Gaz. Pal. 1986, 2, p. 529, no 61.
V.
aussi Simler, « Commentaire de la loi du 23 décembre 1985 », Éd.
techniques, no spécial, no 135. Terré et Simler, Régimes matrimoniaux,
4e éd., Dalloz, 2005, no 626. Malaurie et Aynes, Les régimes
matrimoniaux, éd. Defrénois, 2004, no 653, pour qui « la seule
solution... est que l’époux oppose une exception dilatoire ». Mais sur
quel fondement? V. cependant Flour et Champenois, Les régimes
matrimoniaux, 2e éd., A. Colin, 2001, no 654, qui, moyennant le
correctif (illusoire?) de l’article 1488, approuvent finalement la
solution issue de la rédaction actuelle des textes. La dernière
proposition n’est pas conforme à la lettre de l’article 1483 alinéa 2,
d’après laquelle, tant que le partage n’est pas intervenu, l’obligation
pour moitié des dettes du conjoint doit être exécutée sans réserves.
porté
un jugement très sévère sur ce « loupé » législatif : « anticipation
exorbitante », « ouverture agressive (qui) n’est fondée ni en droit, ni
en équité »8, ajoutant que « dans un combat bien réglé, on n’arme pas
l’assaillant d’un glaive avant que le défenseur n’ait droit au bouclier
»9.
La correction qui s’impose serait aisée : il suffirait de
déplacer l’expression « Après le partage » de l’alinéa 2 vers l’alinéa
1er de l’article 1483 : « Après le partage, chacun des époux ne peut
être poursuivi que pour la moitié des dettes qui étaient entrées en
communauté du chef de son conjoint. (al. 1er). Sauf le cas de recel, il
n’en est tenu que jusqu’à concurrence de son émolument... (al. 2) ».
Encore faudrait-il que le législateur saisisse une occasion — elles ne
manquent pas — d’adopter ce correctif. Il pourrait ne pas être le seul.
II. L’ARTICLE 1415 ET LA SAISISSABILITÉ DES REVENUS DE L’ÉPOUX CAUTION OU EMPRUNTEUR
Aux
termes de l’article 1415 du Code civil, « Chacun des époux ne peut
engager que ses biens propres et ses revenus, par un cautionnement ou
un emprunt, à moins que ceux-ci n’aient été contractés avec le
consentement exprès de l’autre conjoint qui, dans ce cas, n’engage pas
ses biens propres ». La même question est d’ailleurs susceptible de se
poser à propos de l’article 1411, relatif, au passif personnel d’un
époux, qui permet à ses créanciers de saisir, outre ses biens propres,
« les revenus de leur débiteur ». Mais c’est dans le contexte de
l’article 1415 que la Cour de cassation a eu à y répondre. Les
solutions peuvent ne pas être considérées comme satisfaisantes.
Concrètement,
les revenus — ceux de l’industrie des époux, comme ceux de leurs biens
propres — sont aujourd’hui très généralement versés sur divers types de
comptes bancaires, ouverts au nom de l’époux créancier ou des deux
époux (compte joint). Dans quelle mesure le solde créditeur de tels
comptes est-il saisissable par les créanciers d’un époux qui s’est
porté caution ou qui a emprunté sans l’accord de son conjoint?
La
Cour de cassation a jugé que la solution ne pouvait être que celle du
tout ou rien : un compte n’est saisissable par un tel créancier, sans
qu’il y ait à distinguer entre compte personnel et compte joint, entre
compte de chèques et compte d’épargne, que si ce compte a été
exclusivement alimenté par les revenus de l’époux débiteur10, mais le
solde de ce compte est alors saisissable sans limite. Elle a seu
8. Cornu, op. cit., p. 423.
9. Ibid; p. 519
10.
V. Civ. 1re, 3 avril 2001, Bull. civ. I, no 92; JCP G 2002, I, 103, no
13, obs. Simler, et JCP G 2002, II, 10080, note Bourdaire; D. 2001,
somm. p. 2933, obs. Nicod; Defrénois 2001, art. 37406, p. 1129, obs.
Champenois. L’arrêt décide que, faute pour le créancier d’identifier
les revenus de l’époux débiteur, le compte joint, alimenté par les
revenus des deux époux, était insaisissable. Civ. 1re,
lement
établi une distinction, à propos de l’épargne-logement, entre le compte
d’épargne-logement, saisissable dans les mêmes conditions, et le plan
d’épargnelogement (ou, a fortiori, un compte de titres), même
exclusivement alimentés par les revenus de l’époux emprunteur ou
caution, ces comptes devant être considérés comme constitutifs
d’acquêts de la communauté11, non saisissables.
Cette dernière
distinction révèle que la difficulté est en réalité double. Il s’agit
d’abord de savoir quels comptes sont saisissables, à supposer qu’ils
soient exclusivement alimentés par les revenus de l’époux caution ou
emprunteur, et plus précisément si les comptes d’épargne doivent l’être
(la solution étant évidente pour les comptes de titres, qui sont
indéniablement des acquêts, non saisissables dans cette hypothèse).
Mais les sommes figurant sur un compte d’épargne sont-elles encore des
revenus? On peut sérieusement en douter. Ainsi que le terme « épargne »
le suggère, elles méritent plus raisonnablement la qualification de «
capital », économisé dans l’attente d’investissements futurs. Elles
produisent d’ailleurs elles-mêmes des revenus, dont nul ne paraît avoir
songé à déterminer la nature et le régime12. Par ailleurs, la
distinction entre « compte » et « plan d’épargne logement », au motif
que les fonds placés sur le premier sont disponibles à tout moment,
alors qu’il en va différemment pour le second, n’est guère
convaincante. Les fonds sont également disponibles dans le second cas,
sous la seule précision que le bénéfice du taux d’intérêt le plus
favorable est partiellement perdu, dans une proportion variable selon
le moment de la « rupture » du plan.
Mais on aura compris que, si on
raisonnait ainsi, les revenus perçus et placés sur un compte (ou, au
moins, sur un compte d’épargne) ne seraient jamais saisissables. Les
créanciers visés ne pourraient saisir que les revenus à percevoir
(solution qui, compte tenu de la portée aujourd’hui reconnue à la
saisie-attribution de créances périodiques, ne serait pas tellement
pénalisante). Sans aller jusque-là, on pourrait raisonnablement
admettre que les revenus ne restent des revenus que pendant la durée
qui les a générés et qu’au-delà ils ont perdu cette nature du fait de
leur capitalisation. N’est-ce pas très exactement ce que le législateur
a admis, dans l’article 1414, pour les gains et salaires versés à un
compte, qui, inversement, ne sont insaisissables par les créanciers du
conjoint qu’à concurrence du dernier mois
14 janvier 2003, Bull.
civ. I, no 2; JCP G 2003, I, 124, no 4, obs. Simler, et JCP G 2003, II,
10019, concl. Sainte-Rose; D. 2003, p. 2793, note Barabé-Bouchard;
Defrénois 2003, art. 37712, p. 544, obs. Champenois; RTD civ. 2003, p.
534, obs. Vareille. Cet arrêt juge que « la cour d’appel, [...] après
avoir relevé que le compte de dépôt, objet de la saisie, n’était
alimenté que par les revenus de l’époux débiteur, a décidé à bon droit
que ce compte était saisissable ». V. aussi, à propos d’un compte
personnel non exclusivement alimenté par les revenus de son titulaire,
CA Lyon, 28 février 1996, JCP G 1997, I, 4008, no 10, obs. Simler. 11. Civ. 1re, 14 janvier 2003, préc.
12.
Les revenus des économies ne sont, à l’évidence, ni des revenus de
l’époux débiteur, comme le sont les gains et salaires, ni des revenus
de biens propres, puisque nul ne doute que lesdites économies sont
communes. Les revenus générés par les économies sur revenus devraient
donc être considérés comme biens communs ordinaires. Dès lors le solde
global, formé par les économies elles-mêmes et les intérêts qu’elles
ont produits, ne serait plus exclusivement constitué par des revenus
saisissables par les créanciers des articles 1411 et 1415. Mais
peut-être trouvera-t-on excessif pareil affinement du raisonnement. ou
de la moyenne mensuelle du gain annuel ? Telle est la raison pour
laquelle quelques audacieux avaient proposé de retenir par analogie une
solution semblable pour l’hypothèse voisine de l’article 141513. Ils
n’ont pas été suivis, l’analogie ayant été jugée insuffisante, voire
inexistante14. Telle est aussi la solution retenue en dernier lieu par
la Cour de cassation censurant, le 17 février 2004, un arrêt qui avait
cru pouvoir mettre en œuvre une telle application par analogie de
l’article 1414 alinéa 2 : « Attendu que le cantonnement prévu à
l’article 1414 alinéa 2, du Code civil, qui protège les gains et
salaires d’un époux contre les créanciers de son conjoint, n’est pas
applicable en cas de saisie, sur le fondement de l’article 1415 qui
protège la communauté, d’un compte bancaire alimenté par les revenus
des époux; qu’en statuant comme elle l’a fait, après avoir relevé que
le compte, objet de la saisie, était alimenté par les fruits des biens
communs ainsi que par les revenus des époux et qu’il n’était pas établi
que le solde créditeur saisi provenait des seuls revenus du mari, la
cour d’appel a violé [l’article 1415 du Code civil] »15.
Toujours
est-il que la situation actuelle n’est pas satisfaisante, à deux
égards, et cela tant, redisons-le, dans l’hypothèse visée à l’article
1415 que dans celle de l’article 1411.
Il n’est pas raisonnable que
des revenus économisés et capitalisés pendant de longues années soient
soumis au même régime que les revenus échus et non encore perçus ou que
les revenus à échoir.
Il est surtout profondément choquant que
l’époux qui a soigneusement isolé, dans un souci de saine gestion, ses
revenus des autres disponibilités du ménage, soit lourdement pénalisé
par rapport à celui qui a laissé ses revenus tomber dans la caisse
commune, ce qui paraît être le cas le plus courant. Le premier se
mordra les doigts pour sa rigueur, tandis que le second se félicitera
de son laxisme comptable.
Tant l’inconvénient du tout ou rien,
résultant de ce que, au gré des situations, les revenus économisés sont
encore ou non identifiables, que celui de la frontière incertaine entre
l’économie et l’acquêt disparaîtraient si le législateur se résolvait à
établir une limite quantitative de la saisissabilité, comparable — mais
non forcément identique — à celle prévue à l’article 1414 alinéa 2,
pour les gains et salaires. Telle est la solution qu’on voudrait
proposer.
Si l’on peut sans doute nier l’analogie des situations
visées aux articles 1414 et 1415, c’est cependant le même type
d’argument qui justifie une solution symétrique. Si les salaires
économisés ne sont plus des salaires et méritent d’être soumis au
régime ordinaire du passif commun, les revenus économisés ne sont plus,
symé
13. V., Grimaldi, commentaire, préc. no 49; Simler, commentaire, préc., no 50.
14.
V., Champenois, op. cit., no 431, qui propose cependant de soustraire à
la saisie les revenus « thésaurisés ». Dans le même sens, J.
Sainte-Rose, concl. sur l’arrêt du 14 janvier 2003, préc.
15. Civ.
1re, 17 février 2004, Bull. civ. I, no 45; JCP G 2004, I, 176, no 16,
obs. Simler; D. 2004, somm. p. 2260, obs. Brémond; Dr. fam. mai 2004,
no 84, obs. Beignier; Banque et Droit mai-juin 2004, p. 41, obs. Jacob;
RJDA 7/2004, no 899.
triquement, des revenus et doivent suivre le régime ordinaire de l’obligation aux dettes communes.
Une
telle limitation de la saisissabilité, dans le cas de l’article 1415,
aurait en outre pour avantage de supprimer l’irritante distinction
entre comptes exclusivement ou non exclusivement alimentés par les
revenus de l’époux caution ou emprunteur. Dès lors qu’un compte aurait
encaissé des revenus de cet époux, il serait saisissable dans une
certaine mesure. Resterait à déterminer cette mesure. La solution la
plus simple serait évidemment de retenir la même que celle prévue à
l’article 1414. Faut-il redire qu’elle ne serait pas exagérément
pénalisante pour le créancier, qui, en pratiquant une
saisie-attribution, étend son appréhension aux revenus périodiques non
encore échus. Mais on pourrait aussi concevoir une limite différente :
par exemple un trimestre au lieu d’un mois.
Il suffirait, pour ce
faire, de compléter l’article 1415, comme aussi l’article 1411 — car la
modification de l’un de ces textes ne pourrait logiquement se justifier
sans celle de l’autre — par une disposition précisant que, « Lorsque
les revenus sont versés à un compte, ils sont saisissables à
concurrence d’une somme équivalant au montant des revenus perçus au
cours du mois (ou trimestre) précédent ou au montant moyen mensuel (ou
trimestriel) des revenus perçus au cours des douze mois précédant la
saisie ».
III. L’ARTICLE 1413 ET L’ENGAGEMENT PAR CHACUN DES ÉPOUX DE LA TOTALITÉ DE L’ACTIF COMMUN
Il
s’agit cette fois d’une question plus fondamentale, touchant une pièce
maîtresse du dispositif du régime de communauté : celui du passif
commun. Il est permis de penser que les solutions actuelles sont
inappropriées et même franchement dangereuses, dans un contexte
économique, sociologique et moral qui a profondément changé depuis 1965
ou même depuis 1985. Une majorité d’époux sont aujourd’hui
professionnellement « bi-actifs », si l’on autorise ce néologisme, et
aspirent à une certaine indépendance patrimoniale, même s’ils ont,
volontairement ou, plus probablement par défaut, adopté le régime de la
communauté.
On écartera d’emblée, précisément, l’objection tenant au
choix possible d’un autre régime que la communauté. Certes, de tels
époux peuvent choisir la séparation de biens ou la si délaissée
participation aux acquêts, ce que tout le monde recommande. Le fait
indéniable, c’est que, massivement, ils s’en abstiennent, pour toutes
sortes de raisons qui, en cet instant, importent peu. Le régime légal
est parfaitement satisfaisant tant que tout va bien : il est bien
connu, comme l’a écrit le doyen Carbonnier et comme l’a chanté
Brassens, que les gens heureux n’ont besoin ni de droit, ni de
parchemin, ni, par conséquent, de régime matrimonial. Mais survient
l’adversité pour l’un des époux, et ledit régime se referme comme un
piège ruinant le conjoint et le frustrant, le cas échéant, du fruit de longues années de labeur et d’économies.
Il
était normal, en 1804, que le mari engageât la totalité de la
communauté, puisqu’il était le seul à l’alimenter et même à pouvoir,
juridiquement, contracter. Il faut ici rendre hommage au législateur
qui, lorsque le travail féminin a commencé à se développer, a très tôt
perçu les conséquences néfastes de cette règle pour les femmes exerçant
une profession séparée et a créé en 1907 la catégorie des « biens
réservés », mis à l’abri des poursuites des créanciers du mari. Nul ne
disconviendra que l’institution a été largement un échec. Mais le
problème était réel et les intentions parfaitement louables.
Les «
biens réservés » ont sombré, sans laisser des regrets excessifs, dans
l’euphorie de la parfaite égalité parachevée le 23 décembre 1985.
Chacun des époux ayant les mêmes pouvoirs sur les mêmes biens communs,
il pouvait paraître naturel qu’il engageât désormais ces mêmes biens
par ses dettes. Mais que le malheur survienne pour l’un, et le piège se
referme sur l’autre. Tout ce qu’il aura édifié ou du moins contribué à
édifier par sa propre activité professionnelle est emporté dans le
naufrage de son conjoint.
Peut-on se contenter de compatir et
d’observer que, mariés pour le meilleur et pour le pire, l’issue est
inéluctable? Est-il raisonnable, alors que les tiers sont protégés
contre toute remise en cause des opérations faites par un époux, y
compris les donations (sauf fraude paulienne, bien sûr), mais que le
conjoint se voie privé des fruits de son travail, sans restriction, ni
limite? À une époque où le mariage est devenu extrêmement fragile et se
trouve, au surplus, en situation de concurrence avec d’autres formes,
moins contraignantes, de communauté de vie, est-il raisonnable
d’admettre qu’il puisse produire des effets aussi pernicieux?
Sauf à
opter pour un autre régime légal, ce qui est peu plausible et ne
répondrait pas, au surplus, aux aspirations du plus grand nombre, qui
reste à juste titre très attaché à l’idée de communauté, il paraît
nécessaire en ce début du XXIe siècle d’envisager une refonte de cette
aile de l’édifice bâti en 1985.
Mais, contrairement aux deux points
précédemment traités, le remède ne peut procéder d’une simple retouche
de détail. C’est une pièce majeure du dispositif qui est en cause. La «
reprise en sous-œuvre » s’avère extrêmement périlleuse. Il n’est
possible ici que d’esquisser quelques pistes de réflexion, sans
prétendre affiner des plans de détails. Deux questions doivent être
posées : est-il possible d’envisager une modification du seul article
1413 ou la remise en cause de la règle formulée par ce texte
implique-t-elle une refonte plus profonde du régime légal?
Une
solution simple — trop simple? — pourrait consister dans la limitation
du droit de poursuite des créanciers de l’un des époux à la moitié en
valeur des biens communs. Outre qu’elle serait empreinte d’arbitraire,
car il subsiste des ménages dans lesquels un seul a des revenus
professionnels et beaucoup d’autres dans lesquels les revenus des deux
époux sont très inégaux, cette idée séduisante soulève immédiatement
une autre question : quel sort réserver, dans cette hypothèse, à
l’autre moitié de l’actif commun? Plusieurs réponses pourraient être
imaginées : soit l’attribution
de cette moitié restant de l’actif à l’autre conjoint, ce qui se
traduirait par une liquidation anticipée du régime ; soit son maintien
en communauté, avec une seconde alternative : maintien pur et simple et
sans restriction particulière ou maintien à titre de masse
définitivement soustraite aux créanciers antérieurs de l’époux
poursuivi, constitutive d’une nouvelle variété de « biens réservés ».
Ces dernières solutions seraient sans doute très difficiles à mettre en
œuvre, de sorte qu’une liquidation anticipée pure et simple, qui
rapprocherait la situation des époux communs en biens de celle des
époux séparés de biens disposant d’une masse indivise, serait une issue
plus réaliste. Et l’on pourrait alors imaginer que le partage se fasse
non par moitié, mais en proportion des revenus de chacun des époux
ayant alimenté la masse commune.
Mais si l’on franchit ce pas, l’on
se situe d’emblée bien au-delà de la seule remise en cause du principe
posé par l’article 1413. Deux réflexions peuvent être faites à ce stade.
La
première est qu’une telle dissolution anticipée n’aurait en soi rien
d’aberrant. Elle s’apparenterait à une séparation judiciaire des biens,
provoquée par les poursuites d’un ou plusieurs créanciers (mais avec
des effets différents, bien sûr, de ceux de l’actuelle séparation
judiciaire). On pourrait ainsi concevoir que l’ouverture contre un
époux commun en biens de toute procédure collective, commerciale ou
civile, emporterait de plein droit séparation de biens et partage
anticipé de la communauté, opposable aux créanciers actuels. Cette
issue devrait sans doute être assortie de quelques correctifs, afin de
prévenir et de neutraliser des comportements frauduleux. Ainsi, les
biens acquis pendant la période suspecte pourraient être (simplement ou
même irréfragablement) présumés avoir été acquis avec des fonds
provenant de l’époux défaillant. Plus généralement, une disposition
semblable à l’article L. 621-112 du Code de commerce (anc. art. 112, L.
25 janv. 1985) pourrait permettre aux créanciers de l’époux défaillant
ou à leur représentant de prouver par tous moyens que les biens communs
acquis au cours des trois ou cinq dernières années l’ont été avec des
valeurs provenant de cet époux.
On pourrait concevoir aussi —
seconde réflexion — que le dispositif ci-dessus imaginé ne mette pas
fin définitivement au régime de communauté et que, celle-ci une fois
liquidée, le même régime reprenne, en quelque sorte, son cours pour
l’avenir. La situation de ces époux se rapprocherait ainsi à nouveau de
celle, plus satisfaisante, qui, pour les époux séparés de biens (ou
pour des concubins), est consécutive au partage de leurs biens indivis,
à l’initiative de l’un d’eux ou à la suite de poursuites engagées par
des créanciers. Ils peuvent en effet librement alimenter une nouvelle
masse indivise destinée à être partagée lors de la dissolution
définitive de leur régime, par décès ou par séparation.
L’on voit
donc que la seule modification de la règle de l’article 1413 est
impossible et que le déplacement de cette pièce du dispositif en
bouscule d’autres, non moins importantes. N’est-ce pas, dès lors,
l’ensemble du régime de communauté qu’il serait possible ou opportun de
reconstruire sur de nouvelles bases? À nouveau, deux voies paraissent
pouvoir être explorées.
La
première est celle d’une communauté à gestion séparée. L’idée n’est pas
nouvelle. Elle existait en germe, avant 1985, pour les « biens réservés
». Sa généralisation signifierait que chacun administrerait et
engagerait seul les biens par lui acquis, sans remise en cause des
règles de cogestion actuellement en vigueur, tant pour le logement de
la famille que pour certains actes graves portant sur des biens communs
limitativement énumérés. Elle ne résoudrait cependant qu’une partie du
problème et susciterait de considérables difficultés de preuve. Ainsi
ne permettrait-elle certainement pas d’éviter la constitution d’une
masse commune intermédiaire, soit faute de preuve de l’acquisition des
biens par l’un ou l’autre des époux, particulièrement en matière
mobilière, soit plus simplement en raison d’acquisitions faites
conjointement par les deux époux, ne serait-ce que parce qu’ils
n’auraient pu éviter de mettre en commun leurs ressources pour réaliser
des investissements, au premier rang desquels on trouverait assurément
le logement de la famille. De plus, cette gestion séparée des biens
communs ne serait d’aucun secours pour les époux n’exerçant pas une
profession séparée ou n’ayant pas un niveau de revenus leur permettant
de réaliser séparément des investissements significatifs.
Une
seconde voie, qui s’écarterait davantage encore du modèle traditionnel
de la communauté, conduirait à un rapprochement avec l’idée fondatrice
du régime de la participation aux acquêts et consisterait dans
l’établissement d’une communauté différée, au sein de laquelle il
n’existerait, pendant la durée du régime, que deux patrimoines, les
acquêts faits pendant la durée du régime ayant cependant vocation à
être partagés et donnant lieu, comme aujourd’hui, à une gestion
contrôlée par le conjoint. Chacun des époux serait donc, pendant la
durée du régime, seul propriétaire des biens de toute nature et de
toute origine et répondrait seul de ses dettes sur l’intégralité de son
patrimoine. En cas d’acquisitions communes ou à défaut de preuve de
l’acquisition par l’un ou par l’autre, les biens en question seraient
réputés indivis entre les époux et seraient soumis au régime qui est
actuellement celui de l’indivision entre époux séparés de biens,
c’est-à-dire qu’ils seraient partageables à tout moment, au gré des
époux ou à la demande des créanciers de l’un d’eux, et ne répondraient
corrélativement des dettes de chacun qu’à concurrence de moitié.
Néanmoins, à la différence de l’actuelle participation aux acquêts, qui
est d’essence séparatiste, les biens constitutifs d’acquêts au sens
actuel du terme, ne relèveraient pas du pouvoir exclusif et
discrétionnaire de leur propriétaire et resteraient soumis aux
restrictions telles qu’elles sont actuellement prévues, notamment par
les articles 1422 et suivants du Code civil. Un tel régime resterait
ainsi d’essence communautaire. Son caractère mixte pourrait cependant
être de nature à satisfaire ceux des époux ou futurs époux qui, en
l’état actuel de la législation, choisissent la participation aux
acquêts. Seule la séparation de biens pure et simple constituerait une
véritable alternative.
Est-il permis au juriste de rêver? Alors
rêvons d’un régime matrimonial qui satisferait à la fois les
aspirations contradictoires, d’indépendance et néanmoins de communauté,
que des époux peuvent ressentir.
Les réformes accomplies : le point sur les avantages matrimoniaux
Frédérique Granet-Lambrechts Professeur à l’Université Robert Schuman — Strasbourg III
Le
Code civil n’énonce pas de définition de l’avantage matrimonial, mais
il en détermine le régime juridique dans plusieurs dispositions qui
sont inscrites dans un chapitre concernant les régimes de communauté :
les articles 1516, 1525 et 1527.
Selon une acception très générale,
un avantage matrimonial consiste en un gain procuré à l’un des époux
par rapport à l’autre, par le jeu des règles du régime matrimonial qui
emportent entre eux une rupture de l’égalité sur les biens communs. De
façon plus précise, il s’agit, selon l’article 1527 alinéa 1er, des «
avantages que l’un ou l’autre des époux peut retirer des clauses d’une
communauté conventionnelle, ainsi que ceux qui peuvent résulter de la
confusion du mobilier ou des dettes ». La notion d’ « avantage
matrimonial » se rapporte ainsi essentiellement à la masse des biens
communs dans un régime de communauté conventionnelle. Toutefois, elle
peut aussi trouver place dans un régime de participation aux acquêts1.
Dans
un régime de communauté, un avantage matrimonial peut être créé par
divers procédés2. Il peut résulter d’une clause relative à la
composition de la masse commune y incluant tous les biens mobiliers
(communauté de meubles et acquêts), ou même tous les biens (communauté
universelle).
Plus fréquemment, l’avantage matrimonial résulte d’une
clause du contrat de mariage qui déroge au principe d’égalité dans le
partage de la communauté. Il s’agira par exemple d’une clause de
préciput (art. 1516 C. civ.) permettant à un époux de prélever un bien
dans la communauté sans indemniser celle-ci, ou d’une stipulation de
parts inégales favorisant un époux, ou a fortiori d’une clause
attribuant l’intégra
1. V., J.-P. Storck, « Avantages matrimoniaux et régime de participation aux acquêts », JCP N 1981, p. 355.
2. V., M. Grimaldi, « L’avantage matrimonial : remarques d’ordre pratique sur la communauté universelle », JCP N 1999, p. 1083.
lité
de la communauté à l’un des conjoints (art. 1525 C. civ.), ce dernier
type de clauses pouvant se greffer sur une communauté universelle à des
fins de transmission successorale au dernier vivant de tous les biens
du ménage, exclusive qui plus est de taxation fiscale. Il s’agira aussi
d’une clause d’évaluation conventionnelle d’une récompense grâce à des
modalités plus profitables à un époux que dans le régime légal par la
date ou par la méthode convenue, ou d’une clause supprimant un droit à
récompense pour la communauté quant à telles ou telles dettes. On peut
encore songer à l’hypothèse où, dans un régime conventionnel, les
apports de chacun des époux à la communauté sont de valeur inégale.
Bien
que l’article 1527 figure dans les dispositions relatives aux régimes
de communauté, il est légitime d’en étendre l’application en tant que
de raison, dans un régime de participation aux acquêts, aux clauses du
contrat de mariage qui, à propos des modalités de la liquidation et du
partage du régime et conformément à l’article 1581, dérogent aux règles
légales de détermination de la créance de participation aux acquêts ou
aux règles d’attribution des acquêts. L’avantage matrimonial est ainsi
tiré d’une clause selon laquelle un époux bénéficiera d’une créance
supérieure à la moitié de l’excédent net des acquêts réalisés par son
conjoint. Une réponse ministérielle3 a repris cette interprétation
proposée en doctrine, mais il faut noter que l’on ne trouve guère de
jurisprudence sur ce point.
En revanche, la notion d’ « avantage
matrimonial » ne peut trouver place dans le régime légal de la
communauté réduite aux acquêts4, ni dans un régime de séparation de
biens dans lequel une clause attribuant un bien personnel d’un époux à
son conjoint constitue toujours une libéralité, sous réserve de
l’hypothèse particulière où la séparation de biens est accompagnée
d’une société d’acquêts qui comporte un avantage matrimonial comme
l’attribution intégrale au dernier vivant des biens la composant.
Tout
l’intérêt de la qualification d’avantage matrimonial tient, selon la
lettre de l’alinéa 1er de l’article 1527, en ce qu’en principe, les
avantages matrimoniaux « ne sont point regardés comme des donations »,
ni quant au fond, ni quant à la forme, mais comme des conventions de
mariage et entre associés. La loi édicte là une présomption
irréfragable de caractère onéreux, d’où des conséquences
particulièrement importantes au regard du droit des successions et de
la fiscalité :
— les biens concernés ne sont pas rapportables à la succession de l’époux prédécédé;
3.
Réponse ministérielle Q.E. no 601, JOAN Q 17 octobre 1988 : « Selon les
articles 1525 et 1527 du Code civil, les clauses de partage inégal ou
d’attribution intégrale de la communauté ne sont point regardées comme
des donations, sous réserve de l’action en réduction susceptible d’être
exercée dans le cas où il y aurait des enfants d’un précédent mariage.
Les époux choisissant le régime matrimonial de la participation aux
acquêts peuvent convenir, en application de l’article 1581 du Code
civil, d’une clause de partage inégal ou stipuler que le survivant
d’eux, ou l’un d’eux s’il survit, aura droit à la totalité des acquêts
nets faits par l’autre ».
4. C’est une différence par rapport à ce
qui se passait avant la loi de 1965, sous l’empire de l’ancien régime
légal de la communauté de meubles et acquêts (v. M. Storck, J.-Cl.
Civil, Art. 1527, no 4 et réf. citées).
5. V., M. Storck, « Le statut juridique de l’enfant du premier lit », Petites affiches 24 et 26 juillet 1985.
— ils échappent à la réduction pour atteinte à la réserve et à la déchéance pour cause d’indignité successorale;
— même s’ils sont prévus en usufruit, ils sont cumulables avec les droits successoraux;
— enfin, ils ne sont pas assujettis aux droits de mutation à titre gratuit, mais seulement aux droits de partage de 1 %.
Cependant,
en présence d’enfants qui ne sont pas communs aux deux époux, l’alinéa
2 de l’article 1527 modifie le régime juridique des avantages
matrimoniaux, ouvrant alors à ces enfants l’action en retranchement
destinée à les protéger dans leur qualité d’héritiers réservataires, au
décès de leur parent, face à son conjoint survivant. Quant aux
bénéficiaires de l’action en retranchement, la loi no 2001-1135 du 3
décembre 2001 a innové en réécrivant cette disposition, ce qui a mis
fin à une jurisprudence très contestée (I). Malheureusement, la mise en
œuvre du nouvel alinéa 2 de l’article 1527 semble de nature à susciter
des difficultés que le législateur ne paraît pas avoir pressenties (II).
I. LES BÉNÉFICIAIRES DE L’ACTION EN RETRANCHEMENT : LA FIN DES ERREMENTS JURISPRUDENTIELS
Avant
sa modification par la loi du 3 décembre 2001, l’alinéa 2 de l’article
1527 était rédigé dans les termes suivants : « Néanmoins, dans le cas
où il y aurait des enfants d’un précédent mariage, toute convention qui
aurait pour conséquence de donner à l’un des époux au-delà de la
portion réglée par l’article 1098, au titre “Des donations entre vifs
et des testaments”, sera sans effet pour tout l’excédent; mais les
simples bénéfices résultant des travaux communs et des économies faites
sur les revenus respectifs quoique inégaux, des deux époux, ne sont pas
considérés comme un avantage fait au préjudice des enfants d’un
précédent lit ». Par exception à la règle posée par l’alinéa 1er, le
second alinéa présumait irréfragablement le caractère à titre gratuit
des avantages matrimoniaux en présence d’enfants nés d’une union
antérieure de l’un des époux5, pour des raisons évidentes : les enfants
que l’époux défunt avait pu avoir d’un précédent mariage ne venaient
pas ab intestat à la succession du conjoint de leur auteur, à la
différence des enfants communs. L’action en réduction des avantages
matrimoniaux consentis par le de cujus à son conjoint, à concurrence de
la quotité disponible entre époux, tendait à reconstituer les droits
des enfants du précédent mariage sur leur réserve héréditaire. La
lettre de l’article 1527, alinéa 2 était claire, ses motivations aussi.
Chacun s’était accordé pour dire que l’action en retranchement devait
très logiquement être ouverte aux descendants des enfants nés d’un précédent
mariage de leur parent défunt quand ils étaient appelés à sa succession
par représentation, ainsi qu’aux enfants légitimés par ce mariage. Elle
devait l’être encore, en raison de leur assimilation à des enfants nés
du mariage, aux enfants adoptés par l’époux défunt et par son conjoint
durant une union antérieure, en cas d’adoption plénière ou même
d’adoption simple6.
Toutefois, sur d’autres points relatifs aux
titulaires de l’action en réduction, la portée du second alinéa de
l’article 1527 avait généré des divergences d’opinions et une
jurisprudence qui tout en étant fondée sur la maxime de
l’interprétation stricte des exceptions, n’en était pas moins fort
éloignée de l’esprit du texte. L’action n’était pas accordée d’une part
aux enfants que le défunt avait adoptés avant son mariage ou son
remariage, d’autre part à ses enfants naturels7 et cette dernière
solution avait provoqué à juste titre une très vive hostilité
doctrinale. En effet, les enfants naturels pouvaient se trouver privés
de leur réserve, en dépit du caractère intangible de celleci, du fait
de l’avantage matrimonial consenti par leur parent à son conjoint,
l’hypothèse la plus caractérisée étant celle d’une communauté
universelle avec attribution intégrale au conjoint et précisément, pour
écarter ce risque, certaines décisions avaient refusé l’homologation
d’une demande de changement de régime ayant un tel objet8. En outre, le
principe d’égalité entre enfants légitimes et naturels, inscrit dans le
Code civil par la loi no 72-3 du 3 janvier 1972, impliquait d’ouvrir
aux enfants naturels l’action en retranchement. Il fallait remédier à
ces errements jurisprudentiels, d’autant que si le législateur s’en
était abstenu, la France se serait exposée à une possible condamnation
par la Cour européenne des droits de l’homme, après celle qui résulta
de l’arrêt Mazurek rendu le 1er février 2000 en raison des
discriminations fulminées par notre législation à l’encontre des
enfants adultérins en droit des successions et des libéralités9.
L’arrêt Mazurek provoqua l’intervention du législateur avec la loi no
2001-1135 du 3 décembre 2001 qui, opérant une réforme d’ensemble du
droit des successions, a modifié également le second alinéa de
l’article 1527 du Code civil désormais rédigé dans les termes suivants : « Néanmoins, au cas où il y aurait
des enfants qui ne seraient pas issus des deux époux, toute convention
qui aurait pour conséquence de donner à l’un des époux au-delà de la
portion réglée par l’article 1094-1, au titre “Des donations entre vifs
et des testaments”, sera sans effet pour tout l’excédent; mais les
simples bénéfices résultant des travaux communs et des économies faites
sur les revenus respectifs quoique inégaux, des deux époux, ne sont pas
considérés comme un avantage fait au préjudice des enfants d’un autre
lit »10.
Les expressions « enfants qui ne seraient pas issus des
deux époux » ou « enfants d’un autre lit » préservent bien sûr les
acquis en ce qui concerne les enfants légitimés par le précédent
mariage d’un époux ou les enfants adoptés par lui-même et par son
conjoint durant une union antérieure, cette dernière solution ne
pouvant d’ailleurs plus susciter aucun doute depuis que la loi no
2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale a retouché
l’article 358 du Code civil qui dispose dorénavant que « l’adopté a,
dans la famille de l’adoptant, les mêmes droits et les mêmes
obligations qu’un enfant dont la filiation est établie en application
du titre VII du présent Livre ». Et surtout, elles visent aussi les
enfants naturels qu’un époux a eus avant son mariage ou son remariage
actuel, solution que dans un arrêt rendu peu de temps après la
publication au Journal officiel de la loi du 3 décembre 2001, la Cour
de cassation a fini par consacrer sur le fondement de l’article 1er du
Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme
relatif aux biens, combiné avec l’article 14 de la convention au motif
enfin reconnu que « ... les enfants légitimes nés d’un précédent
mariage et les enfants naturels nés d’une précédente liaison se
trouvant dans une situation comparable quant à l’atteinte susceptible
d’être portée à leurs droits successoraux en cas de remariage de leur
auteur sous le régime de la communauté universelle, la finalité de la
protection accordée aux premiers commande qu’elle soit étendue aux
seconds, au regard du principe de non-discrimination selon la naissance
édicté par la Convention européenne des droits de l’homme »11. L’action
en retranchement est ainsi ouverte à tous les enfants naturels qu’un
époux a eus avant le mariage pendant lequel il est décédé après avoir
consenti un avantage matrimonial à son conjoint survivant et aux
enfants adultérins qu’il a pu avoir pendant ce même mariage. Tous
bénéficient de cette action en leur qualité d’héritiers réservataires
de leur parent défunt. Du même coup, et précisément parce que leurs
droits réservataires sont ainsi préservés face au conjoint survivant,
ils ne peuvent plus prétendre faire obstacle à la demande émanant de
leur parent et de son conjoint en changement de régime matrimonial en
vue d’adopter une communauté universelle avec attribution intégrale au
dernier vivant. La Cour de cassation s’est récemment prononcée en la
matière dans les circonstances suivantes12 : par un arrêt
10. Les modifications apportées au texte sont soulignées.
11.
Civ. 1re, 29 janvier 2002, Bull. civ. I, no 32; Dr. fam. 2002, comm. no
45, note B. Beignier; Defrénois 2002, p. 692, obs. J. Massip; D. 2002,
jur. p. 1938, note A. Devers; RTD civ. 2002, p. 347, obs. B. Vareille.
12. Civ. 1re, 22 juin 2004, Juris-Data no 024320.
rendu
le 21 novembre 2001, la cour de Bordeaux avait, en présence de l’enfant
issu d’un premier mariage de l’épouse, refusé l’homologation d’un tel
changement de régime matrimonial sous le prétexte que l’action en
retranchement ouverte à cet enfant ne lui procurerait « que des droits
inférieurs à ceux qu’ils auraient été si le régime matrimonial de sa
mère était demeuré la séparation de biens ». Au visa des articles 1397
et 1527, alinéa 2 du Code civil, cet arrêt est cassé pour violation de
ces dispositions par fausse appréciation, au motif que « l’action en
retranchement permet la réduction des avantages matrimoniaux, si
ceux-ci dépassent la quotité disponible entre époux ». Une solution
identique vaut désormais à l’égard d’un enfant naturel, contrairement à
certaines décisions rendues sous l’empire du droit antérieur13 et elle
vaut aussi d’ailleurs pour des enfants communs.
S’il y a lieu de se
féliciter des apports ainsi réalisés en droit positif, il faut en
revanche regretter certaines faiblesses inhérentes à la mise en œuvre
du nouvel alinéa 2 de l’article 1527.
II. LES FAIBLESSES DU NOUVEL ARTICLE 1527 DU CODE CIVIL
Cette disposition est porteuse d’insécurité et d’incertitudes à un double point de vue.
En
premier lieu, la jurisprudence rendue sous l’empire de la législation
précédente offrait à l’époux bénéficiaire de l’avantage matrimonial une
certaine sécurité en ce sens que « la situation était figée à la date
du remariage d’un époux : seuls les enfants légitimes14 ou légitimés
nés d’un précédent mariage pouvaient le cas échéant modifier le régime
d’attribution des avantages matrimoniaux par le jeu d’une action en
retranchement »15. En outre, la question avait été posée de savoir si
les enfants communs issus du remariage de l’époux défunt pouvaient, eux
aussi, exercer l’action en retranchement en cas d’inaction des enfants
issus du précédent mariage, au motif que si ces derniers avaient agi en
réduction des avantages matrimoniaux, les enfants nés de la dernière
union en auraient aussi profité. Mais la Cour de cassation a exclu une
telle interprétation en décidant fermement que la demande ne pouvait
être formée que par les enfants d’un mariage antérieur en leur qualité
d’héritiers réservataires16.
Dorénavant, la situation comporte une
part d’incertitude et d’imprévisibilité, et corrélativement de
précarité potentielle pour l’époux bénéficiaire, car l’action en
retranchement est ouverte à tout enfant né d’un autre lit dès que sa
filiation se trouve légalement établie à l’égard de l’époux défunt,
notamment à un enfant adultérin conçu pendant le mariage. Il ne s’agira
plus nécessairement d’un remariage. De
13. V. supra, note 7.
14.
Et les enfants adoptés par les deux époux lors d’un précédent mariage
(v. supra). 15. V., M. Storck, J.-Cl. Civil, art. 1527, préc., no 37.
16. Civ. 1re, 13 avril 1976, Bull. civ. I, no 128; Defrénois 1976, p. 1546, obs. G. Morin.
plus,
cet enfant pourra avoir été reconnu devant notaire afin que sa
filiation ne soit pas mentionnée en marge du registre des naissances du
vivant de son auteur. C’est après le décès d’un époux que le conjoint
survivant sera fixé sur l’étendue des avantages qu’il recueillera. La
liquidation du régime matrimonial pourrait néanmoins avoir lieu selon
les termes prévus par le contrat de mariage et la qualification
d’avantage matrimonial, avec les conséquences en découlant; mais elle
serait alors affectée par l’action en réduction engagée par l’enfant
naturel. La mise en œuvre du nouvel article 1527, alinéa 2 provoque
donc des risques pour le conjoint survivant, de même que pour des tiers
qui auraient ignoré l’existence de l’enfant naturel.
En second lieu,
cette disposition suscite encore en droit transitoire d’autres
difficultés et d’autres incertitudes, comme un auteur a pu le
démontrer17. Son entrée en vigueur n’ayant pas été différée au 1er
juillet 2002, elle a eu un effet immédiat tant dans les successions à
venir, bien sûr, que dans les successions en cours si elles étaient
ouvertes au jour de la publication de la loi au Journal officiel, soit
le 4 décembre 2001, et si elles n’avaient pas été partagées auparavant,
sous réserve des accords amiables déjà intervenus et des décisions
judiciaires irrévocables18. Or cette règle transitoire est maladroite.
Par exemple, il peut y avoir eu partage partiel, ou même mieux aucun
partage du tout comme en cas de maintien en indivision ou d’attribution
de la totalité de la communauté universelle au conjoint survivant; il
n’y aura pas alors de mise en concours entre des enfants naturels du
défunt et l’époux qui recueille l’ensemble des biens du ménage, sauf à
exclure cette dernière hypothèse en raison de l’absence de toute
indivision. Il reste qu’au moins dans les autres cas, on a pu soutenir
que dans le délai trentenaire de prescription, des enfants naturels du
de cujus pourraient « à retardement » exercer l’action en retranchement
sur le fondement de la disposition transitoire prise pour l’application
de l’article 1527, alinéa 219.
Le législateur a certes réalisé
l’égalité des filiations en droit successoral et a banni les
discriminations qui auraient été susceptibles de heurter la Cour
européenne des droits de l’homme, mais c’est au prix de la portée
rétroactive attachée à ce texte.
*
* *
En définitive, si la
loi du 3 décembre 2001 a bien opéré une indispensable modification de
l’article 1527, alinéa 2, sonnant ainsi le glas d’une jurisprudence
éminemment critiquable pour son incohérence et son caractère
inéquitable, on est conduit à constater que des difficultés nouvelles
sont apparues et qu’elles vont placer dans l’embarras les notaires qui
s’y trouveront confrontés.
17. P. Delmas Saint-Hilaire, « Réforme
des successions. Examen d’une difficulté de droit transitoire :
l’action en retranchement », Defrénois 2002, p. 153 s.
18. Article 25-II-2o de la loi no 2001-1135 du 3 décembre 2001. 19. P. Delmas Saint-Hilaire, chron. préc.
Les incidences de la réforme du divorce du 26 mai 2004 sur les libéralités entre époux et les avantages matrimoniaux
Alice Tisserand-Martin
Professeur à la Faculté de droit de Nancy
«
Un équilibre qui s’approche de la perfection »1. C’est en ces termes
flatteurs que nous a été présenté le projet de réforme du divorce qui
devait aboutir à la loi du 26 mai 20042. La réforme du divorce serait
ainsi le fruit d’un consensus préparé de longue date.
L’enthousiasme
suscité par ce projet, en général, explique peut-être l’adoption peu
controversée du nouvel article 265 du Code civil.
Pourtant, ce
texte, relatif au sort des donations entre époux et des avantages
matrimoniaux à l’occasion du divorce, aurait dû susciter des échanges
plus vifs, car la discussion est une saine source d’enrichissement pour
le droit. Mais au-delà de cette disposition particulière, l’importance
des modifications apportées au régime des donations entre époux et à
celui des avantages matrimoniaux par la loi du 26 mai 2004 dépasse
largement le cadre du divorce, et aurait sans doute justifié une
1.
V. le compte-rendu des auditions publiques de la commission des Lois,
mercredi 10 et mardi 16 décembre 2003, audition de madame le professeur
F. Dekeuwer-Défossez, présidente du groupe de travail « Rénover le
droit de la famille », document annexé au Rapport no 120 de monsieur
Patrick Gélard, Sénateur, p. 229 s.
2. Loi no 2004-439 du 26 mai
2004, entrée en vigueur le 1er janvier 2005. La loi s’appliquera aux
procédures de divorce introduites avant son entrée en vigueur, sous
réserve de certaines exceptions v. art. 33 de la loi. V., A. Bénabent,
« Les dispositions transitoires de la loi du 26 mai 2004 », AJ fam.
2004, p. 232.
À défaut de dispositions transitoires spécifiques,
relatives aux donations entre époux et aux avantages matrimoniaux,
l’application dans le temps de la loi nouvelle soulève de délicats
problèmes. On peut en effet hésiter entre la survie de la loi ancienne,
si l’on privilégie le caractère contractuel des donations entre époux
et des avantages matrimoniaux et l’application immédiate de la loi
nouvelle, si l’on estime que le régime des donations entre époux, de
même que le sort des avantages matrimoniaux au moment du divorce
relèvent du statut légal des époux.
réflexion
plus approfondie. En effet, lorsqu’on examine les incidences de la
réforme du divorce sur les libéralités entre époux et les avantages
matrimoniaux, nous avons une parfaite illustration des imperfections
auxquelles le consensus conduit parfois.
À première vue, dans ce
domaine, la réforme s’est efforcée d’introduire dans notre droit des
modifications souhaitées par tous, ou presque, depuis longtemps. Les
intentions du législateur étaient sans doute bonnes, tout du moins si
l’on en croit l’opinion majoritaire, c’est-à-dire celle qui est dans
l’air du temps. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions, le juriste
ne le sait que trop bien...
Pour le démontrer une fois de plus, il
convient tout d’abord de présenter les objectifs poursuivis par le
législateur. Il s’agira là d’un conte optimiste, dans lequel le
divorce, étape indispensable à la reconstruction, se déroule selon un
mode serein, dans un climat d’entente cordiale. Puis, ensuite, nous
essayerons d’entrevoir la partie immergée de l’iceberg, quitte pour
cela à nous enfoncer dans les profondeurs glacées de la technique
juridique. Et, au terme de ce chemin de croix, nous tenterons de cerner
les objectifs atteints par le législateur.
I. LES OBJECTIFS POURSUIVIS, OU LES BONNES INTENTIONS DU LÉGISLATEUR
Les
modifications apportées au régime des libéralités entre époux, ainsi
qu’à celui des avantages matrimoniaux, répondent à deux préoccupations
distinctes du législateur, l’une accessoire, l’autre centrale par
rapport à la réforme du divorce. Pourtant lorsque l’on examine la
question sous l’angle du droit patrimonial, il est préférable de
s’intéresser en premier lieu à l’accessoire, le principal pouvant
attendre...
A. LA PRÉOCCUPATION ACCESSOIRE : LE RETOUR AU DROIT COMMUN DES LIBÉRALITÉS
Soucieux
de rappeler son attachement au mariage à l’heure où il consacrait la
possibilité de s’en défaire unilatéralement, le législateur a voulu
rompre avec d’anciennes règles qui témoignaient d’une certaine
suspicion à l’égard des donations entre époux, et par conséquent, d’une
certaine défiance vis-à-vis du conjoint, étranger à la famille par le
sang.
Ces sentiments amers conduisaient à consacrer la libre
révocabilité des donations entre époux3, ainsi qu’à frapper de nullité
les donations déguisées entre conjoints4.
3. Anc. art. 1096 C. civ.
al. 1er : « Toutes donations faites entre époux pendant le mariage,
quoique qualifiée entre vifs, seront toujours révocables ».
4. Anc.
art. 1099 C. civ. : « Les époux ne pourront se donner indirectement
au-delà de ce qui leur est permis par les dispositions ci-dessus.
Toute donation, ou déguisée, ou faite par personnes interposées, sera nulle ».
Il
faut dire que cette dernière nullité avait des effets particulièrement
pervers lorsqu’elle se combinait avec les présomptions d’interposition
de personnes irréfragables de l’ancien article 1100 du Code civil5.
Elle nuisait alors au plein épanouissement de la famille recomposée,
puisqu’elle empêchait un époux de gratifier les enfants que son
conjoint avait eus d’un premier mariage6. Les présomptions de l’article
1100 ayant discrètement disparu à l’occasion de la réforme de
l’autorité parentale7, il ne restait plus au législateur qu’à abroger
la nullité des donations déguisées prévue par l’article 1099. C’est
chose faite.
S’agissant de la libre révocabilité des donations entre
époux, une simple abrogation ne pouvait faire l’affaire. En effet,
cette règle permettait également d’expliquer une autre dérogation au
droit commun des libéralités, mais cette fois favorable aux époux; il
s’agit de la validité des donations de biens à venir, dont la forme la
plus courante est l’institution contractuelle, exceptionnellement
admise entre époux8.
Donation à cause de mort, l’institution
contractuelle faite au cours du mariage s’apparente davantage à une
disposition testamentaire qu’à une donation entre vifs. Il importe par
conséquent qu’elle reste révocable, afin de préserver le pouvoir de
disposer à titre gratuit de l’instituant.
Le législateur a donc
sagement choisi de réécrire l’article 1096 du Code civil, en consacrant
une franche opposition entre deux sortes de donations entre époux : les
donations de biens présents et les donations de biens à venir.
Les
donations de biens présents, consenties entre époux, seront désormais
couvertes par le principe d’irrévocabilité spécial des donations9.
Les
donations de biens à venir, faites au cours du mariage, beaucoup plus
fréquentes en pratique, resteront au contraire toujours révocables,
comme le sont les dispositions testamentaires10.
Cette distinction
entre les donations de biens présents et les dispositions à cause de
mort devait également inspirer le législateur pour fixer le sort des
donations et des avantages matrimoniaux à la suite du divorce. Mais on
rejoint ici ce qui a été l’une des préoccupations centrales de la
réforme du divorce...
5. Anc. art. 1100 C. civ. : « Seront réputées
faites à personnes interposées, les donations de l’un des époux aux
enfants ou à l’un des enfants de l’autre époux issus d’un autre
mariage, et celles faites par le donateur aux parents dont l’autre
époux sera héritier présomptif au jour de la donation, encore que ce
dernier n’est point survécu à son parent donataire ».
6. V., H. Fulchiron, « La transmission des biens dans les familles recomposées », Defrénois 1994, art. 35853, no 28 s.
7.
Loi no 2002-305 du 4 mars 2002, art. 10; v. F. Sauvage, « La discrète
abrogation des présomptions de l’article 1100 du Code civil », JCP N
2002, p. 879.
8. V. sur le lien existant entre la validité de
l’institution contractuelle entre époux et la libre révocabilité des
donations entre époux, v. M. Grimaldi, Droit civil, Libéralités,
Partages d’ascendants, Litec,
2000, no 1621.
9. Art. 1096 al. 2 C. civ.
10. Art. 1096 al. 1er C. civ.
B. LA PRÉOCCUPATION MAJEURE : LA DISSOCIATION DES CONSÉQUENCES DU DIVORCE DE SA CAUSE
Dans
le but de restaurer la vérité des procédures, mais également de les
pacifier, le législateur a entendu mettre fin aux conséquences
patrimoniales négatives que subissait l’époux aux torts exclusifs
duquel le divorce était prononcé. De même, prenant acte de la
banalisation du divorce, le législateur a souhaité expurger de notre
droit toute disposition qui accréditerait l’idée d’une condamnation
morale de l’époux voulant divorcer malgré l’opposition de son conjoint,
c’est-à-dire de l’époux demandeur dans le nouveau divorce pour
altération définitive du lien conjugal11.
Sous réserve du versement
de dommages-intérêts12, protection minimum maintenue à titre
exceptionnel au profit d’un conjoint victime, il n’y a plus aucune
conséquence patrimoniale négative attachée au prononcé d’un divorce aux
torts exclusifs ou d’un divorce pour altération définitive du lien
conjugal.
Or, dans la loi de 1975, le sort des donations et des
avantages matrimoniaux à la suite du divorce restait partiellement
placé sous la dépendance de la cause du divorce. Ainsi, une déchéance
s’abattait de plein droit sur l’époux aux torts exclusifs duquel le
divorce était prononcé, de même que sur l’époux demandeur dans le
divorce pour rupture de la vie commune13. Un tel système devait
évidemment être réformé par une loi dont l’un des objectifs essentiels
était de rompre tout lien entre les conséquences du divorce et sa cause.
Mais quel critère retenir pour décider du sort des donations et des avantages matrimoniaux à la suite du divorce?
Le
projet initial proposait, assez logiquement, de reprendre la
distinction précédemment évoquée entre les dispositions à cause de mort
et les autres dispositions. Les dispositions à cause de mort méritaient
d’être révoquées de plein droit à la suite du divorce, tandis que les
autres dispositions auraient été maintenues14.
11. Prévu par les
art. 237 et 238 du C. civ., le divorce pour altération définitive du
lien conjugal a remplacé le divorce pour rupture de la vie commune
(anc. art. 237 à 241 C. civ.).
12. Art. 266 C. civ. Ce texte précise
que des dommages-intérêts peuvent être accordés à un époux en
réparation des conséquences d’une particulière gravité qu’il subit du
fait de la dissolution du mariage soit lorsqu’il était défendeur à un
divorce prononcé pour altération définitive du lien conjugal et qu’il
n’avait lui-même formé aucune demande en divorce, soit lorsque le
divorce est prononcé aux torts exclusifs de son conjoint.
13. Anc.
art. 267 al. C. civ. : « Quand le divorce est prononcé aux torts
exclusifs de l’un des époux, celui-ci perd de plein droit toutes les
donations et tous les avantages matrimoniaux que son conjoint lui avait
consentis, soit lors du mariage, soit après.
L’autre conjoint
conserve les donations et avantages qui lui avaient été consentis,
encore qu’ils aient été stipulés réciproques et que la réciprocité
n’ait pas lieu ».
Anc. art. 269 C. civ. : « Quand le divorce est
prononcé en raison de la rupture de la vie commune celui qui a pris
l’initiative du divorce perd de plein droit les donations et avantages
que son conjoint lui avait consentis.
L’autre époux conserve les siens ».
14.
Dans le projet de loi initial, l’art. 265 était ainsi rédigé : « Le
divorce est sans incidence sur les avantages matrimoniaux qui ne sont
pas subordonnés au prédécès de l’un des époux et sur les donations de
biens présents quelle que soit leur forme.
Et,
par dispositions à cause de mort, il fallait entendre les donations de
biens à venir, ainsi que les avantages matrimoniaux consentis au
survivant des époux ou à l’un des époux, s’il survit. Au contraire,
auraient été maintenus les donations de biens présents et les avantages
matrimoniaux de toute sorte qui ne sont pas subordonnés au prédécès
d’un époux15.
Cependant, au cours de la discussion parlementaire,
certains ont fait observer que la portée du nouveau texte, s’agissant
des avantages matrimoniaux, serait ainsi trop limitée. Il est vrai que
la pratique notariale recommandait déjà de ne stipuler d’avantage
matrimonial en faveur du conjoint survivant que pour le seul cas de
dissolution du mariage par décès, de façon à éviter tout problème en
cas de divorce. Mais il n’est pas nécessairement mal venu, de la part
du législateur, de savoir rester humble et de se contenter d’entériner
une pratique opportune...
Pourtant, les parlementaires ont préféré
donner au nouvel article 265 du Code civil, une rédaction différente de
celle qui leur était proposée16. De sorte que, s’agissant des avantages
matrimoniaux, le texte finalement adopté nous dit la chose suivante : «
Le divorce est sans incidence sur les avantages matrimoniaux qui
prennent effet au cours du mariage. Le divorce emporte révocation de
plein droit des avantages matrimoniaux qui ne prennent effet qu’à la
dissolution du régime matrimonial ou au décès de l’un des époux ».
Cette
dernière formule devait permettre, dans l’esprit du législateur,
d’étendre la révocation de plein droit à des avantages comme la
stipulation de parts inégales ou le prélèvement moyennant indemnité,
même dans le cas où ils n’auraient pas été stipulés en faveur du
conjoint survivant17.
Cette dernière formule, cependant, plonge l’interprète dans la perplexité. Et c’est ici que commence notre chemin de croix...
II. LES OBJECTIFS ATTEINTS PAR LE LÉGISLATEUR, OU LE CHEMIN DE CROIX DU JURISTE
Pour
procéder cette fois à un examen plus précis des incidences de la
réforme du divorce sur les donations entre époux et les avantages
matrimoniaux, je vous propose
Le divorce emporte révocation de plein
droit de toutes les dispositions à cause de mort, y compris les
avantages matrimoniaux, accordées par un époux envers son conjoint par
contrat de mariage ou pendant l’union, sauf volonté contraire de
l’époux qui les a consenties. Cette volonté est constatée par le juge
au moment du prononcé du divorce ». V. art. 16 du projet de loi relatif
au divorce no 289, déposé au Sénat le 9 juillet 2003.
15. On
observera que cette rédaction soulevait également un problème de
définition de l’avantage matrimonial révocable, car elle reposait sur
une nouvelle notion, celle « d’avantage matrimonial à cause de mort »
dont le contenu précis restait à définir.
16. V., le rapport no 1513 fait au nom de la commission des Lois par M. Patrick Delnatte, député, p. 71 s.
17. V., M. Patrick Delnatte, rapport préc., p. 73.
de
respecter une démarche graduelle. Nous nous intéresserons tout d’abord
au sort globalement satisfaisant réservé aux donations de biens
présents. Nous examinerons, avec davantage de circonspection, le
nouveau régime des donations de biens à venir. Et, enfin, nous nous
hasarderons à évoquer l’étrange statut des avantages matrimoniaux.
A. LES DONATIONS DE BIENS PRÉSENTS : LA SATISFACTION
Les
donations de biens présents, faites entre époux au cours du mariage,
seront désormais soumises au droit commun des libéralités. Elles seront
donc régies par le principe d’irrévocabilité spécial des donations, et
leur révocation ne pourra intervenir qu’en vertu des tempéraments
habituellement associés à ce principe, c’est-à-dire soit aux termes
d’un accord révocatoire, soit en vertu d’une cause légale de révocation
comme l’ingratitude du donataire ou l’inexécution des charges18.
Il
convient, cependant, d’exclure la révocation pour survenance d’enfant,
qui, de façon traditionnelle, ne concerne pas les donations entre
époux19.
Au moment du divorce, ces donations seront maintenues avec
toutes leurs caractéristiques d’origine car le nouvel article 265
précise que le divorce est sans incidence sur les donations de biens
présents, quelle que soit leur forme20.
Dans ces conditions, il me
semble qu’une convention révocatoire est également envisageable, si les
époux divorçants en sont d’accord, puisqu’une telle convention n’est
pas contraire au principe d’irrévocabilité spéciale. Cette convention
pourrait peut-être même être soumise à l’homologation du juge,
conformément au nouvel article 268 du Code civil21.
En ce qui
concerne les donations de biens présents faites, cette fois, par
contrat de mariage, ces donations ne sont pas visées par le nouvel
article 1096. Elles continuent, par conséquent, d’échapper au principe
d’irrévocabilité spécial des donations. Cette solution est heureuse car
elle permet d’admettre, dans le contrat de mariage, la validité de
certaines clauses qui auraient été compromises sinon22. Ainsi, par
exemple, la donation à charge de payer les dettes futures du donateur
est valable lorsqu’elle est faite par contrat de mariage23.
18. Art.
1096 al. 2 C. civ. Le fait que l’art. 947 du C. civ. n’ait pas été
modifié, à la suite de la réforme du divorce, permet même de douter de
l’application du principe d’univocabilité spécial aux donations de
biens présents entre époux. Mais, sans doute, faut-il considérer qu’il
s’agit là d’un simple oubli de la part du législateur.
19. Art. 1096 al. 3 C. civ.
20. Art. 265 al. 1er C. civ.
21.
Des hésitations sont cependant permises sur ce point car, à la lettre,
le nouvel art. 268 ne prévoit de soumettre à l’homologation du juge que
« des conventions réglant tout ou partie des conséquences du divorce ».
Or, par hypothèse, le divorce est sans incidence sur les donations de
biens présents.
22. L’irrévocabilité spéciale des donations, qui
interdit toute condition potestative de la part du donateur, entraîne
principalement la prohibition de la donation avec réserve du droit de
disposer (art. 946 C. civ.), de la donation à charge de payer les
dettes futures du donateur (art. 945 C. civ.), et de la donation de
biens à venir (art. 943 C. civ.).
23. Art. 1086 C. civ.
Ces
donations n’en sont pas moins irrévocables en raison de la force
obligatoire du contrat, renforcée ici par l’immutabilité tempérée du
régime matrimonial.
Au moment du divorce, le sort de ces donations
est fixé par le nouvel article 265 : le divorce est sans incidence sur
les donations de biens présents faites par contrat de mariage.
Celles-ci
sont donc en principe maintenues, mais on peut sans doute imaginer que
les époux décident d’un commun accord de les révoquer, à l’occasion de
la liquidation anticipée de leur régime matrimonial.
Toutefois, on
regrettera que le législateur n’ait pas souhaité définir plus
précisément la notion de « donation de biens présents ». De ce point de
vue, il aurait sans doute été opportun de s’interroger spécialement sur
le sort que l’on entendait réserver à la clause de réversibilité
d’usufruit, à la suite du divorce24.
Mais, dans l’ensemble, les
solutions retenues pour les donations de biens présents sont donc à la
fois souples et cohérentes, tant au cours du mariage qu’au moment du
divorce.
Les choses se compliquent un peu, en revanche, lorsqu’on s’intéresse aux donations de biens à venir.
B. LES DONATIONS DE BIENS À VENIR : L’INCERTITUDE
Les donations de biens à venir échappent à l’irrévocabilité spéciale des donations.
Pour
les donations entre époux, faites pendant le mariage, cette solution
résulte expressément de la nouvelle rédaction de l’article 1096.
L’alinéa 1er de ce texte sauve ces donations en énonçant clairement : «
les donations de biens à venir, faites entre époux pendant le mariage,
sont toujours révocables ».
Pour les donations faites par contrat de
mariage, cette solution est admise de longue date et résulte,
notamment, de l’article 947 du Code civil. Ces donations de biens à
venir, par contrat de mariage, n’en sont pas moins irrévocables en
raison de la force obligatoire du contrat, renforcée par le principe
d’immutabilité du régime matrimonial. Cela explique d’ailleurs qu’elles
soient plus ou moins tombées en désuétude, tant il est inopportun de
conférer un caractère irrévocable à une disposition à cause de mort.
24.
Dans un premier temps, la Cour de cassation a considéré que la clause
de réversibilité de l’usufruit au profit du conjoint survivant, insérée
dans une donation-partage, s’analysait en une donation de biens à
venir, l’usufruit faisant l’objet de la libéralité ne prenant effet
qu’au décès du donateur. V. Civ. 1re, 20 avril 1983, Bull. civ. I, no
124; D. 1986, p. 31, note Grimaldi; JCP 1984, II, 20257, note de La
Marnierre; JCP N 1985, II, 30, note Rémy; RTD civ. 1984, p. 384, obs.
Patarin. Mais un arrêt plus récent analyse la clause de réversibilité
d’usufruit en une donation à terme de biens présents, le droit
d’usufruit du bénéficiaire lui étant définitivement acquis dès le jour
de l’acte et seul l’exercice de ce droit étant différé au jour du décès
du donateur. V. Civ. 1re, 21 octobre 1997, Bull. civ. I, no 291; JCP
1997, II, 22969, note Harel-Dutirou; JCP 1999, I, 132, no 5, obs. Le
Guidec; RTD civ. 1998, p. 721, obs. Patarin; RTD civ. 1998, p. 937,
obs. Zénati.
À
l’occasion du divorce, le nouvel article 265 soumet à un régime unique
toutes les donations de biens à venir, sans distinguer selon qu’elles
sont intervenues par contrat de mariage ou bien au cours du mariage.
Ces donations de biens à venir seront révoquées de plein droit, sous
réserve d’une manifestation de volonté contraire du disposant constatée
par le juge. Et l’article 265 ajoute que cette volonté unilatérale
constatée par le juge rend irrévocable la disposition maintenue25.
Par
conséquent, le disposant, et lui seul, a la possibilité, au moment du
divorce, de décider du maintien d’une institution contractuelle en
faveur de son ex-conjoint.
Ainsi, une institution contractuelle
faite par contrat de mariage, en principe irrévocable, sera révoquée de
plein droit à la suite du divorce. Corrélativement, une institution
contractuelle faite au cours du mariage, en principe toujours
révocable, pourra devenir irrévocable si l’instituant décide de la
maintenir au moment du divorce.
Lorsqu’on sait avec quel talent a
été démontrée la dualité de l’institution contractuelle, selon qu’elle
intervient ou non par contrat de mariage, ce qui a permis de clarifier
son régime juridique26, on ne peut que s’alarmer de la facilité avec
laquelle le législateur s’est efforcé de brouiller les pistes, sans
s’inquiéter des difficultés que cela pourrait susciter.
Ainsi, par
exemple, quel régime juridique devra-t-on associer à une institution
contractuelle entre époux, révocable, devenue irrévocable à la suite du
divorce? L’irrévocabilité va-t-elle rétroagir au jour de la formation
de l’institution contractuelle, ou doit-on, au contraire, considérer
qu’elle ne s’attache à celle-ci qu’à compter de la constatation par le
juge de la volonté de l’instituant, au moment du prononcé du divorce ?
Cette dernière solution semble bien sûre préférable, car elle évite une
remise en cause des libéralités consenties par l’instituant à des
tiers, entre le jour où l’institution est intervenue et le jour du
divorce. Mais de quel disponible l’exconjoint va-t-il bénéficier? Du
disponible spécial entre époux ou du disponible ordinaire? Quelle est
l’ampleur de la transformation résultant du maintien de la libéralité
au moment du divorce?
Il n’y a sans doute pas lieu de dramatiser. Il
existe, en effet, une parade que les praticiens sauront mettre en
œuvre. Elle consiste tout simplement à fortement déconseiller le
maintien d’une institution contractuelle au moment du divorce.
Il n’est pas certain du tout qu’une échappatoire semblable existe en ce qui concerne les avantages matrimoniaux...
C. LES AVANTAGES MATRIMONIAUX : LA PERPLEXITÉ
C’est,
en effet, à propos des avantages matrimoniaux que les parlementaires
ont laissé libre cours à leur créativité. Le nouvel article 265 nous
invite à opérer une
25. Art. 265 al. 2 C. civ.
26. V., M.
Grimaldi, La nature juridique de l’institution contractuelle, thèse
dactyl. Paris II, 1977; add. M. Grimaldi, Droit civil, Libéralités,
Partages d’ascendants, Litec, 2000, no 1620 s.
distinction
entre les avantages matrimoniaux qui prennent effet au cours du
mariage, sur lesquels le divorce n’aura pas d’incidence, et les
avantages matrimoniaux qui ne prennent effet qu’à la dissolution du
régime matrimonial qui seront révoqués de plein droit sous réserve
d’une manifestation de volonté de l’époux qui les a consentis,
constatée par le juge au moment du prononcé du divorce.
Cette
distinction laisse l’interprète perplexe car, jusqu’à présent,
l’avantage matrimonial se définissait comme un profit, retiré par l’un
des conjoints du fonctionnement de son régime matrimonial, profit qui
se concrétisait lors du partage27. Techniquement, l’avantage
matrimonial s’identifiait à un gain perçu par l’un des conjoints, en
qualité de copartageant.
Ainsi, par exemple, même lorsque les époux
décident d’adopter une communauté élargie, comme la communauté
universelle, et qu’ils effectuent des apports inégaux, c’est le partage
par parts égales de cette communauté qui est susceptible d’avantager
l’un des conjoints, à la dissolution. De sorte que tous les avantages
matrimoniaux ne prennent véritablement effet qu’à la dissolution. Et la
catégorie des avantages qui prennent effet au cours du mariage semble
vide de tout contenu...
Pour éviter cette conclusion absurde, on est
alors tenté de considérer qu’un avantage matrimonial prend effet dès
qu’il est irrévocable, c’est-à-dire, soit au jour de la convention
matrimoniale des époux, soit encore au jour de leur convention
modificative.
Mais cette date est pareillement identique pour tous
les avantages matrimoniaux, de sorte que, cette fois, c’est la
catégorie des avantages matrimoniaux révoqués de plein droit à la suite
du divorce que l’on peine à définir. Le problème est inextricable, car
le critère de distinction adopté par le législateur ne peut se
concilier avec la définition classique que l’on associe aux avantages
matrimoniaux.
Faisons preuve de bonne volonté cependant. En dépit de
la rédaction maladroite du nouvel article 265, le but que l’on cherche
à atteindre est intuitivement perceptible. Il s’agit de faire en sorte
que le divorce ne remette pas en cause les stipulations du contrat de
mariage relatives à la composition des masses propres et de la masse
commune. Parce que ces stipulations ont une incidence sur la propriété
des époux, leurs pouvoirs et sur le gage de leurs créanciers, on peut
dire qu’elles ont commencé à prendre effet au cours du mariage et
doivent, par conséquent, être maintenues à la suite du divorce. En
revanche, les aménagements conventionnels de la liquidation ou du
partage ne prennent effet qu’à la dissolution et seront révoqués de
plein droit à la suite du divorce, sous réserve d’une manifestation de
volonté contraire de l’époux qui les a consentis28.
27. V., F.
Lucet, Des rapports entre régime matrimonial et libéralités entre
époux, thèse Paris II, 1987, t. II, no 432.; Add. G. Champenois, Les
régimes matrimoniaux, 2e éd., Armand Colin, 2001, no 718.
28. Par
soucis de simplification, et pour ne pas alourdir excessivement cet
exposé, seuls des avantages matrimoniaux associés à un régime
communautaire ont été pris en compte pour illustrer notre propos. La
notion d’ « avantage matrimonial » peut cependant être transposée au
régime de participation aux acquêts (v. J.-P. Storck, « Avantages
matrimoniaux et régime de participation aux acquêts », JCP N 1981, I,
p. 355 s.). Dans ce cas, un avantage matrimonial peut résulter d’un
aménagement
Toutefois,
si l’on accepte cette interprétation, il en résulte une définition tout
à fait originale de l’avantage matrimonial révocable à la suite du
divorce. Cet avantage révocable ne s’identifie plus à l’avantage
matrimonial retranchable que l’on rencontre dans le cadre du règlement
successoral. En effet, pour détecter une éventuelle atteinte à la
réserve héréditaire, en présence d’un descendant non commun, comme nous
invite à le faire l’article 1527, on est obligé d’avoir une approche
purement comptable. L’avantage matrimonial doit être liquidé,
c’est-à-dire chiffré, afin de procéder à son imputation sur le
disponible entre époux. L’avantage matrimonial est donc nécessairement
réduit à un profit chiffrable29. Concrètement, on procède par
comparaison entre la part qu’aurait eue le conjoint en application du
régime légal et celle qui lui est attribuée lors du partage de la
communauté, en vertu des stipulations du contrat de mariage. La
différence fait apparaître l’avantage matrimonial.
On fait donc
masse de toutes les stipulations conventionnelles, car celles-ci
peuvent se compenser entre elles. Ainsi, une clause de préciput peut
contrebalancer une inégalité d’apports. De même, une clause de
prélèvement n’est pas constitutive d’un avantage matrimonial lorsque
l’indemnité prévue représente la contrepartie en valeur du bien prélevé.
À l’évidence, la notion d’« avantage matrimonial » qui figure dans le nouvel article 265 s’affranchit de cette conception.
D’une
part, elle ne paraît aucunement liée à l’existence d’un profit
chiffrable, de sorte que toute disposition avantageuse pour l’un des
conjoints constitue un avantage matrimonial au sens de l’article 265.
Par exemple, la clause de prélèvement moyennant indemnité devient un
avantage matrimonial au sens du droit du
divorce30.
des règles
légales supplétives relatives à la créance de participation (v. par ex.
une clause de partage inégal des acquêts). Selon l’interprétation
proposée du nouvel art. 265, ces aménagements ne prennent effet qu’à la
dissolution, de sorte qu’ils seront en principe révoqués de plein droit
à la suite du divorce. La question de savoir si l’on peut transposer la
notion d’ « avantage matrimonial » au régime de la séparation de biens
est en revanche plus controversée et sort largement de notre propos.
29.
En ce sens, v. obs. B. Vareille, RTD civ. 2002, p. 134, à propos de :
Civ. 1re, 12 juin 2001, cette décision, rendue en application de l’anc.
art 267 du C. civ., laissait pressentir une définition original de
l’avantage matrimonial révocable en admettant que le prononcé d’un
divorce aux torts exclusifs du mari privait celui-ci de l’avantage
matrimonial correspondant à l’apport d’un immeuble à la communauté
effectué par l’épouse, alors que celle-ci conservait le bénéfice de
l’avantage matrimonial que représentait pour elle la prise en charge,
par la communauté, du passif afférent à ce bien. La solution a été très
critiquée par la plus part des annotateurs v. not. G. Champenois,
Defrénois 2001, obs. p. 1516; F. Vauvillé, AJ fam. 2001, obs. p. 28.
30.
Antérieurement à la loi du 26 mai 2004, certains auteurs considéraient
que la clause de prélèvement devait recevoir la qualification
d’avantage matrimonial en raison du traitement préférentiel procuré v.
G. Cornu, Régimes matrimoniaux, 9e éd., PUF, 1997, no 106. Mais
d’autres rejetaient cette qualification ou se prononçaient en faveur de
l’unité de la notion d’« avantage matrimonial ». V., Aubry et Rau,
Droit civil français, t. VIII, par A. Ponsard, Litec, 1973, no 350; F.
Lucet, thèse préc., no 437 s. Enfin, certains auteurs proposaient une
distinction intéressante : si la clause de prélèvement ne pouvait être
traitée comme un avantage réductible, il était en revanche possible de
lui appliquer la déchéance ou la révocation prévue aux anc. art. 267 s.
du C. civ. V., F. Terré et Ph. Simler, Droit civil, Les régimes
matrimoniaux, 3e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2001, no 762, note 4.
D’autre
part, le nouveau texte invite à opérer une dissociation entre les
différentes stipulations du contrat de mariage. Les stipulations
relatives à la composition des masses seront maintenues, tandis que les
aménagements conventionnels de la liquidation et du partage seront
révoqués de plein droit, et cela, au risque de surprendre la volonté
des époux, tout du moins celle qui était la leur lors de l’élaboration
du contrat de mariage. Il faudra donc être particulièrement attentif
aux conséquences du divorce, dès l’élaboration du contrat de mariage.
Ce
pourrait d’ailleurs être là l’avenir, le contrat prénuptial à
l’américaine prévoyant les conséquences de la séparation... Mais si tel
est le souhait du législateur, il n’est pas certain que le nouvel
article 265 permette de s’orienter dans cette voie.
Et, c’est ici
que l’on prend conscience d’un dommage collatéral occasionné par la
réforme du divorce. Le nouvel article 265 semble bien condamner la
fameuse clause de sauvegarde, chère au notariat alsacien-mosellan31.
Cette clause permet d’adopter une communauté élargie, dans le but de
favoriser le survivant des époux, tout en anticipant sur les
conséquences d’un divorce. La clause précise qu’en cas de dissolution
du régime matrimonial pour une cause autre que le décès d’un époux,
chacun des époux sera autorisé à reprendre les biens qu’il a apportés à
la communauté. Ainsi, en cas de divorce, la masse partageable, après
cette reprise des apports, se limite, comme en régime légal, aux seuls
acquêts.
Cette clause organise un aménagement conventionnel du
partage dont la validité a été admise par la Cour de cassation32. Mais,
précisément, parce qu’elle correspond à un aménagement du partage, elle
ne devrait pas résister au nouvel article 265. En cas de divorce,
l’avantage que constitue désormais la reprise des apports sera révoqué
de plein droit, tandis que l’élargissement conventionnel de la
communauté ne sera pas remis en cause. Pour éviter cette révocation, il
faudrait une double manifestation de volonté unilatérale, émanant de
chaque époux séparément et constatée par le juge au moment du divorce.
On imagine aisément les difficultés que cela ne manquera pas de
soulever dans un contexte contentieux...33
Dans ces conditions, une
clause opportune, visant à anticiper sur les conséquences d’une
rupture, risque de perdre tout intérêt pratique.
Pour sauver cette
clause, différentes voies méritent d’être explorées. On pourrait
considérer que dans ce cas de figure, l’élargissement de la communauté
voulu par les époux est indissociable de la reprise des apports prévue
à la dissolution. Ainsi, on pourrait, comme sous l’empire du droit
antérieur, admettre qu’en cas de divorce,
31. Sur cette clause v. F. Terré et Ph. Simler, op. cit., no 759.
32.
V. Civ 1re, 16 juin 1992, JCP 1993, II, 22108 (1re espèce), note Simler
; Defrénois 1993, p. 34, note Forgeard; D. 1993, somm. 220, obs.
Grimaldi; RTD civ. 1993, p. 187, obs. Lucet et Vareille.
33. V.
notre art., « Réflexions autour de la notion d’avantage matrimonial »,
in Mélanges J. Béguin, Litec, 2005. En ce sens également v. F. Sauvage
« Des conséquences du divorce sur les libéralités entre époux et les
avantages matrimoniaux », Defrénois, 2004, art. 38038, p. 1425; J.
Vassaux, « Les incidences de la réforme du divorce sur le rôle du
notaire », Dr. et patr. fév. 2004, p. 26, contra v. Ph. Simler, «
Plaidoyer pour la validité de la clause de liquidation alternative de
la communauté universelle, qui serait ménacée par le nouvel article 265
du Code civil », JCP N 2005, 1264.
l’application
des stipulations conventionnelles ne fait apparaître aucun avantage
révocable. Mais, le problème est alors de savoir quelles seront les
limites de ce raisonnement, car, après tout, on pourrait également
considérer que l’adoption d’une communauté universelle est étroitement
liée à la clause prévoyant son attribution intégrale au dernier vivant,
tant il est vrai qu’en pratique, cette combinaison est souvent retenue
pour favoriser une transmission universelle au profit du survivant des
époux. Mais ne va-t-on pas alors directement à l’encontre du dispositif
qui semble résulter du nouvel article 265?
Une autre solution
consisterait à permettre à chaque époux, dès l’élaboration du contrat
de mariage, de préciser sa volonté de maintenir l’avantage que
représente pour son conjoint la reprise des apports en cas de divorce.
Mais la validité de semblables stipulations paraît bien incertaine car,
jusqu’à présent, on admettait que les déchéances relatives aux
avantages matrimoniaux et aux libéralités entre époux à la suite du
divorce étaient d’ordre public. Or, si le nouvel article 265 prévoit la
possibilité d’une manifestation de volonté opposée à la révocation de
plein droit, celle-ci doit être constatée par le juge et ne semble
guère envisageable qu’au moment du prononcé du divorce.
Mais restons
optimistes car, désormais, les divorces se dérouleront sereinement, en
égrenant un chapelet de conventions et d’accords bénéfiques, ainsi que
cela nous a été promis...
Les incidences de la réforme des successions du 3 décembre 2001 sur la pratique des libéralités entre époux
Isabelle Dauriac
Professeur à l’Université de Rouen
1.–
L’onde de choc engendrée par la réforme successorale du 3 décembre 2001
continue de se faire sentir. En amont du règlement successoral
proprement dit, l’impact de cette réforme sur la pratique des
libéralités entre époux doit être mesuré.
En assurant la promotion
successorale du conjoint survivant, la loi nouvelle aurait-elle pris le
risque d’encourager une désaffection croissante des époux pour des
libéralités qu’ils avaient pourtant le réflexe de se consentir? Si
telle devait être la première question suggérée par ce sujet, aussitôt
formulée, elle appellerait une réponse négative1. Affirmons-le
immédiatement, les bouleversements que la pratique des libéralités
entre époux connaît sont moins d’ordre quantitatif que qualitatif. Si
le comportement des époux, inquiets du sort qui sera réservé à celui
des deux que le destin désignera comme « le conjoint survivant » doit
changer, ce changement se traduit moins par la raréfaction de leurs
dispositions à cause de mort que par une modification du contenu et de
la nature de ces dernières.
Craindre la ruine des libéralités entre
époux relève, à bien y réfléchir, de l’erreur de perspective. Les
données de la question permettent de s’en convaincre.
2.– Le fait
est acquis : le mariage qui aura résisté jusqu’au décès d’un époux est
désormais assorti d’assurances successorales au profit du conjoint
survivant2. Dans toute
1. J. Hauser et Ph. Delmas Saint-Hilaire, «
Vive les libéralités entre époux! », Defrénois 2002, art. 37465. J.-F.
Pillebout, « Les donations entre époux après la loi du 3 décembre 2001
», JCP N 2002, no 1346.
2. S. Ferré-André, « Des droits supplétifs
et impératifs du conjoint survivant dans la loi du 3 décembre 2001 »,
Defrénois 2002, art. 37572. B. Beignier « Les droits du conjoint
survivant pour les successions ouvertes depuis le 1er juillet 2002 »,
Dr. et patr. mai 2003, p. 83.
succession
ouverte après le 1er juillet 2002, et quel que soit l’ordre des
héritiers avec lequel il est en concours, le conjoint survivant est par
principe investi d’une vocation successorale ab intestat en propriété
dont seule la quotité varie : un quart en présence de descendants, la
moitié en présence d’ascendants privilégiés — père et mère du de cujus
— voire trois quarts si l’un d’entre eux est prédécédé. La présence du
conjoint survivant se solde aussi par l’éviction successorale, certes
des collatéraux ordinaires, mais également aujourd’hui des ascendants
ordinaires, voire des collatéraux privilégiés. Autrefois classés en
ordre utile, les frères et sœurs du défunt sont désormais sacrifiés en
faveur du mariage. Leur vocation se résume à une succession anomale
incertaine sur les biens de famille dont la moitié en propriété est
encore attribuée au conjoint3.
Institué héritier en propriété, le
conjoint survivant peut cependant préférer, du moins en présence
d’enfants communs, exercer un usufruit universel sur l’intégralité des
biens existant au décès. Quels que soient les termes de cette première
option, s’il le juge utile il peut aussi souhaiter exercer le droit
viager que l’article 764 du Code civil lui octroie sur la résidence
familiale.
Augmentée, parfois alternative, toujours composite, la
vocation successorale « nouvelle version » du conjoint survivant
consomme la rupture avec l’ancienne dévolution légale. L’énumération de
ses droits nouveaux est en elle-même significative. Autrefois parent
pauvre de la succession, le conjoint survivant est indiscutablement le
grand gagnant de la réforme successorale.
3.– La promotion du
conjoint provoque aussi un déplacement de la ligne de partage entre
l’autorité de la loi et la souveraineté du de cujus4. Le temps où, en
pratique, sa vocation successorale était quasiment abandonnée au seul
bon vouloir d’un de cujus prévoyant est révolu.
Auparavant, le sort
successoral du conjoint survivant dépendait quasi exclusivement d’une
dévolution volontaire venue le gratifier dans la limite des quotités
disponibles entre époux, qu’elle résulte d’un testament ou plus
souvent, d’une donation au dernier vivant. Il est vrai que la vocation
légale en usufruit n’était jusque-là qu’un remède illusoire dont
l’efficacité économique était trop souvent contrariée. Les griefs
formulés à son encontre étaient nombreux et bien connus : une assiette
insuffisante et fragile qui, limitée à une quotité seulement du
patrimoine successoral, était trop souvent absorbée par des libéralités
faites à d’autres, des modalités liquidatives complexes et surtout peu
favorables, quand cet usufruit subissait encore l’imputation des
libéralités conjugales. Le bilan était clair : à défaut de pouvoir
compter sur la loi, le conjoint survivant ne pouvait qu’espérer
bénéficier d’une libéralité en sa faveur. Le changement de perspective
est donc profond.
3. G. Goubeaux, « Réforme des successions :
l’inquiétant concours entre collatéraux privilégiés et conjoint
survivant », Defrénois 2002, art. 37519.
4. Cl. Brenner, « La succession », in 1804-2004 Le Code civil. Un passé, un présent, un avenir, Dalloz, 2004, p. 477, no 24.
Pour
résoudre la question des droits du conjoint survivant, deux vocations
successorales, l’une légale, l’autre volontaire, sont désormais
invitées à coexister. Pareillement habilitées à définir la consistance
des droits transmis au conjoint, la loi et la volonté du de cujus sont
mises en concurrence. Néanmoins, dans ce jeu concurrentiel, les
libéralités conjugales conservent des utilités que la vocation
successorale légale accordée au conjoint ne saurait éclipser.
4.–
Vouloir établir une corrélation entre, d’une part, l’amélioration des
droits légaux du conjoint survivant et, d’autre part, l’amoindrissement
de l’utilité des libéralités conjugales serait, en effet, faire preuve
d’un excès de confiance, dans une réforme qui, de l’aveu même du
législateur, est destinée aux couples négligents ou simplement
imprévoyants5.
Pareille corrélation n’existe pas pour une raison
simple. Sous couvert d’une qualité unique, celle « de conjoint
survivant », se cristallisent en réalité des situations familiales et
patrimoniales fort diverses. À bien y regarder, le conjoint survivant
désigne une multitude de personnages. De la veuve, âgée, parfois
démunie, confrontée aux appétits successoraux de ses propres enfants,
voire de ceux que son époux décédé aurait eus hors mariage à la veuve,
jeune et joyeuse, prompte à convoler de nouveau non sans avoir au
préalable retirer les fruits successoraux de sa précédente union, la
galerie de portraits soutient un enseignement essentiel : la qualité de
conjoint survivant synthétise, au plan successoral, toutes les
péripéties de la vie affective et conjugale du de cujus.
L’éventualité
d’un second mariage ou la présence d’enfants de lits différents, comme
d’ailleurs l’existence d’un régime matrimonial — communautaire ou
séparatiste —, et parfois même celle d’avantages para successoraux —
prestations sociales d’assurance décès, pension, rente de réversion,
voire encore bénéfice d’une assurance vie — sont autant de facteurs qui
font que le conjoint survivant n’est jamais tout à fait un héritier
comme les autres6. Placés dans des situations immanquablement
différentes, les conjoints survivant ne sauraient se satisfaire d’une
vocation successorale légale et par conséquent identique pour tous.
5.–
Cette hétérogénéité remarquable des conjoints survivant est bien
connue. Longtemps, elle expliqua, à défaut de les justifier, les
retards et vicissitudes que connut la réforme. Aujourd’hui, elle
commande la déclinaison d’options légales en cascade ouvertes au
conjoint : propriété ou usufruit, usufruit ou conversion en rente
viagère voire en capital, exercice ou non du droit viager au logement.
Pourtant, malgré la souplesse d’une dévolution légale à la carte,
l’utilité des libéralités conjugales n’est en rien démentie.
Pour
coller au plus juste de configurations patrimoniales et familiales
forcément variables en présence d’un conjoint survivant, testaments et
institutions contrac
5. J. Hauser et Ph. Delmas Saint-Hilaire, « La
loi du 3 décembre 2001 protège les époux négligents », Petites affiches
12 juillet 2002, no 139, p. 76.
6. M. Grimaldi, Droit civil — Successions, 5e éd., Litec, 1998, no 178.
tuelles
sont inégalables7. Ils sont seuls capables d’asseoir une dévolution
volontaire sur mesure en faveur du conjoint survivant. Reste que si
cette situation concurrentielle nouvelle ne doit pas être redoutée,
elle ne doit pas davantage être ignorée car elle lance immanquablement
de nouveaux défis aux rédacteurs de libéralités.
6.– Partant du
postulat que le conjoint est désormais institué héritier tant par la
volonté du de cujus que par la loi, d’évidence, le succès des
stratégies successorales supportées par les libéralités dépend
étroitement de leur judicieuse articulation avec les droits légaux8. Or
la loi du 3 décembre 2001 crée à ce sujet plus de questions qu’elle
n’en résout. Cumul, rapport, imputation sont autant de questions
techniques que les libéralités entre époux, de biens à venir comme de
biens présents, ne peuvent ignorer sous peine que soient déjouées leurs
prévisions.
Favorable aux libéralités conjugales, cette nouvelle
donne concurrentielle (I) est aussi source de nouveaux défis qu’il leur
appartient de relever (II).
I. UNE NOUVELLE DONNE CONCURRENTIELLE
7.–
Quand d’une main le législateur offre une vocation successorale ab
intestat améliorée au conjoint, on ne saurait le suspecter d’avoir
voulu, de l’autre main, le priver des droits dont le de cujus pourrait
encore vouloir le gratifier. La loi du 3 décembre 2001 n’a certainement
pas, en effet, désarmé la volonté du de cujus. Certes, ce dernier ne
construit plus véritablement ab initio la vocation héréditaire de son
conjoint. Cependant organiser au plus juste du contexte familial la
transmission successorale demeure toujours en son pouvoir.
La loi
nouvelle ne dissuade pas le de cujus soucieux de transmettre au mieux
des besoins de son conjoint et de ses héritiers. À tout prendre, la
considération des droits légaux suggère plutôt un éventail renouvelé de
libéralités (A), même si, une fois la succession ouverte, les volontés
déclarées du de cujus souffrent encore parfois quelques amendements (B).
A. UN ÉVENTAIL RENOUVELÉ DE LIBÉRALITÉS CONJUGALES
8.–
À l’exception de l’hypothèse particulière où, en l’absence de
descendant comme d’ascendant, le conjoint survivant devient héritier
réservataire9, le de cujus conserve, aujourd’hui comme hier, la
maîtrise et le contrôle de la vocation suc
7. Ph. Potentier, « La nouvelle donation entre époux », Defrénois 2003, art. 37842.
8. A. Boitelle, « L’articulation des droits légaux avec les droits conventionnels du conjoint survivant », JCP N 2003, 1243.
9. V. art. 914-1 C. civ. D. Coiffard, « La réserve conjugale », Dr. et patr. avril 2004, p. 40.
cessorale
conjugale10. Libre à lui de la contrarier en éliminant des droits
successoraux ab intestat que le législateur n’a pas souhaité
intangibles ou, au contraire, en disposant en faveur de son époux.
Les
montants des quotités disponibles entre époux étant demeurés inchangés,
la liberté de gratifier son conjoint ne subit aucune entrave. La
permanence des articles 1094 et 1094 du Code civil dissimule tout au
plus une restriction indirecte de la réserve des ascendants dont sont
désormais exclus les ascendants ordinaires, que la seule présence du
conjoint suffit à écarter purement et simplement de la succession. Dans
ce contexte, un vaste domaine d’intervention s’ouvre aux rédacteurs de
libéralités, soit qu’il s’agisse de donner mieux au conjoint, soit au
contraire qu’il soit question de moins lui léguer.
9.– Donner mieux,
l’objectif à atteindre commande encore de recourir aux libéralités
conjugales. De surcroît, tant qu’il s’agit d’améliorer la situation
successorale du conjoint, le support naturel de la volonté reste
l’institution contractuelle. La donation de biens à venir au dernier
vivant continuera d’être préférée au testament11 qui, s’il est
possible, se pratique moins, par crainte de la prohibition des
testaments conjonctifs ou des pesanteurs formalistes du testament
authentique12. L’audit comparé de la vocation ab intestat revalorisée
du conjoint et des quotités disponibles entre époux suffit à convaincre
de l’intérêt qu’il peut y avoir pour le de cujus à faire usage de sa
liberté de gratification.
10.– En présence de descendants, l’option
légale (un quart en propriété ou l’usufruit universel des biens
existant)13 est indiscutablement plus étroite et plus fragile que celle
que permet d’orchestrer la donation entre époux conformément à
l’article 1094-1 du Code civil (quotité disponible ordinaire ou un
quart en propriété et trois quarts en usufruit ou usufruit universel).
Quand la première est exclue par la présence de descendants issus d’un
autre lit, la seconde demeure ouverte. Rien ne justifie alors que
soient évincés les mérites d’une vocation conjugale en usufruit, en
particulier quand la famille recomposée ne vérifie pas le postulat
législatif selon lequel seraient forcément en présence un conjoint
survivant et des enfants du premier lit, tous sensiblement du même âge.
Sauf à considérer que les secondes noces sont forcément motivées par la
quête d’un nouveau conjoint toujours plus jeune que le précédent, sauf
à exclure que des liens d’affection puissent unir parfois les enfants
du de cujus à leur beau-père ou belle-mère, il peut être évidemment
souhaitable que la libéralité assure l’ouverture d’une option que le
législateur avait exclue14.
10. E. Prieur, « La place de la liberté face aux nouveaux droits du conjoint survivant », JCP N
2003, no 1026.
11. J. Hauser et Ph. Delmas Saint-Hilaire, op. cit.
12. M. Nicod, « La réforme du droit des testaments », supra, p. 55. 13. Art. 757 C. civ.
14.
Il peut être aussi utile de prévoir expressément, en présence de
descendants, la faculté pour le conjoint de choisir entre une des
quotités disponibles entre époux ou une quotité disponible inférieure,
afin d’éviter les conséquences civiles et surtout fiscales d’une
renonciation abdicative.
11.–
« Donner mieux », c’est aussi parfois « donner plus ». Les exemples se
multiplient. En présence de frères et sœurs du défunt non
réservataires, une donation en faveur du conjoint comprenant les biens
de famille neutralise leur éventuelle succession anomale, en la privant
d’assiette. La donation entre époux avec choix de quotités est aussi le
moyen parfois d’avantager le conjoint en augmentant ses droits légaux.
En présence d’ascendants privilégiés réservataires, elle permet que
soit attribuées au conjoint, outre la propriété du disponible, la
nue-propriété de la réserve. En présence du premier ordre successoral,
il n’échappe à personne qu’un quart en propriété et trois quarts en
usufruit, c’est toujours plus qu’un usufruit universel ou un quart
seulement en propriété. De même, lorsque l’enfant unique ou les deux
enfants du de cujus sont appelés à la succession, les quotités
disponibles ordinaires d’un tiers ou de la moitié en propriété sont
toujours plus que le quart légal en propriété.
Prétendre que sur des
quotités identiques, la libéralité en propriété est toujours plus
performante que la vocation ab intestat en propriété15 mérite en
revanche d’être nuancé.
Certes, ces quotités identiques (un quart)
sont appliquées à des masses de calcul dont la première est plus large
que la seconde. En effet, la masse de calcul de la réserve16 comprend
l’ensemble des biens existant au décès, legs compris, augmenté de la
réunion fictive de toutes les donations rapportables ou non, alors que
la masse de calcul des droits légaux17 ne comprend que les biens
existant à l’exception de ceux légués auxquels ne sont ensuite réunies
que les seules libéralités rapportables. Cependant, l’argument
n’emporte pas la conviction car il faut encore tenir compte de l’ordre
d’imputation des différentes libéralités sur la quotité disponible. Or
cet ordre n’est pas favorable à l’institution contractuelle. Cette
dernière n’est imputée sur la quotité disponible qu’après toutes les
donations entre vifs, et de manière concurrente au legs. C’est dire
que, sauf l’hypothèse où le conjoint gratifié est concurrencé par un
légataire, le quart en propriété qu’il reçoit par donation ne saurait
excéder celui que la loi lui attribuait. Afin qu’un supplément
d’avantage soit véritablement appréciable, encore faudrait-il que, de
lege ferenda, le rang d’imputation de l’institution contractuelle soit
reconsidéré et avancé18. Pour l’heure, et à cette réserve près, il est
néanmoins acquis que l’institution contractuelle demeure un instrument
utile pour le de cujus qui envisage d’améliorer la situation du
conjoint.
Toutefois ce dernier pourrait, au contraire, désirer restreindre les droits légaux
15. J. Hauser et Ph. Delmas Saint-Hilaire, « Vive les libéralités entre époux! », Defrénois 2002, art. 37465.
16. Art. 922 C. civ.
17. Art. 758-5 C. civ.
18.
L’Offre de loi de MM. Carbonnier, Catala, Saint-Affrique et Morin
suggère d’abandonner l’imputation concurrente des legs et institutions
contractuelles et propose de préférer pour ces dernières une imputation
intercalaire entre donations et legs. « Des libéralités. Une offre de
loi », Defrénois 2003, p. 98. Cl. Brenner, « Brèves observations sur la
révocation des donations entre époux après la loi du 26 mai 2004
relative au divorce », Defrénois 2005, art. 38084, no 7.
de
son conjoint. Gardons-nous d’ailleurs d’y voir le signe de quelque
esprit chagrin, réservant à celui dont il n’a pas souhaité se séparer
de son vivant un mauvais coup successoral en l’exhérédant.
La
promotion légale du conjoint suggère en effet l’apparition de nouvelles
libéralités « éliminatoires »19 hors de toute mauvaise querelle
conjugale. Il ne s’agit pas à proprement parler d’exhéréder son
conjoint (ce qui d’ailleurs demeure en principe possible) mais bien de
lui léguer moins pour en réalité lui léguer autrement.
12.– Là
encore, l’audit des droits légaux est significatif. Certaines
situations familiales commandent que la volonté du de cujus s’exprime
en vue de corriger l’option légale. En présence de descendants d’un
autre lit, il peut paraître préférable de substituer au quart légal en
propriété une vocation exclusivement en usufruit. De même, en présence
d’enfants communs, le de cujus peut souhaiter exercer par avance
l’option pourtant offerte à son conjoint entre usufruit et propriété,
soit qu’il entende lui réserver des droits exclusivement en propriété
ou, inversement, exclusivement en usufruit, pour une quotité plus ou
moins étendue et, au besoin, en précisant les biens tenus de supporter
cet usufruit volontaire20.
Dans tous ces cas, l’auteur de la
libéralité exprime encore un souci d’organisation. Toutefois, il en
vient immanquablement à priver le conjoint d’une partie de ses droits
successoraux. La libéralité désirée ne saurait alors se couler dans le
moule de la donation au dernier vivant. La prohibition des pactes sur
succession future, reprise par l’article 722 du Code civil, s’y oppose.
Avant l’ouverture de la succession, il est exclu que le conjoint puisse
consentir à la donation qui certes le gratifie, mais le contraint aussi
à renoncer par avance à certains de ses droits légaux. La pratique,
pourtant jusque-là usuelle, des donations au dernier vivant avec choix
d’une quotité doit être maintenant abandonnée au profit du testament,
chaque fois qu’elle vient contrarier la dévolution légale. De même, un
testament authentique sera préféré au testament olographe quand la
libéralité écarte aussi la vocation spéciale que la loi réserve au
conjoint sur son cadre de vie. L’exception à la liberté des formes
testamentaires énoncée par l’article 764 du Code civil exclut toute
autre solution21.
13.– Les libéralités entre époux confèrent
aujourd’hui au conjoint des droits taillés sur mesure alors que sa
vocation héréditaire légale, abstraitement définie, lui assure parfois
trop, parfois pas assez. Personne mieux que le de cujus auteur de
libéralités ne peut dire où vont ses préférences et quels sont les
besoins. La loi peut se tromper et la succession manquerait son but; à
condition de savoir privilégier, suivant les cas, testament ou
institution contractuelle, le de cujus lui apporte les corrections
nécessaires. Pourtant, une fois la succession ouverte, les prévisions
de ce dernier ne sont pas à l’abri de tout aménagement ou correction.
19. J. Hauser et Ph. Delmas Saint-Hilaire, « Vive les libéralités entre époux! », Defrénois 2002, art. 37465.
20. Ph. Potentier, « La nouvelle donation entre époux », Defrénois 2003, art. 37842.
21. Infra, no 9.
B. DES LIBÉRALITÉS SUJETTES À AMENDEMENT
14.–
Ce que le de cujus veut, ces héritiers, descendants et même parfois
conjoint survivant, peuvent l’adapter. Si l’observation n’est pas
nouvelle, son sens est en partie modifié sous l’empire de la loi du 3
décembre 2001.
Le législateur n’étend jamais la quotité disponible
au bénéfice du conjoint sans observer une certaine prudence. Dans un
souci de préserver les équilibres familiaux, il entend protéger les
intérêts de certains héritiers contre certaines volontés déclarées du
de cujus. L’élimination d’une libéralité en usufruit ou d’une
libéralité en propriété est encore chose possible pour l’héritier
autorisé à demander la conversion de la première ou à substituer
l’usufruit de sa réserve à la seconde. Chacune de ces armes existait
avant la loi du 3 décembre 2001. Elles suscitent néanmoins quelques
interrogations nouvelles, l’une en raison des corrections qu’elle a
subies, et l’autre en ce qu’elle demeure inchangée.
15.– Prévue par
l’ancien article 1094-2 du Code civil aujourd’hui abrogé, la conversion
de l’usufruit conventionnel était initialement conçue comme une arme à
l’usage exclusif des descendants préoccupés de préserver leurs droits
sur la réserve contre des libéralités en usufruit d’une certaine
importance (plus de la moitié des biens). La mesure était radicale
puisque la faculté d’éliminer l’usufruit conventionnel leur était ainsi
accordée. L’objectif poursuivi imprimait à cette demande de conversion
un régime à plus d’un titre distinct de celui prévu pour la conversion
de l’usufruit légal.
L’article 759 du Code civil procède désormais à
l’uniformisation du régime applicable à la conversion, excluant toute
distinction suivant l’origine conventionnelle ou légale de l’usufruit
concerné. Certaines des modifications ainsi opérées retiennent
l’attention.
D’abord, la faculté de solliciter la conversion de
l’usufruit conventionnel est désormais ouverte à tous les cohéritiers :
elle est accordée aux descendants réservataires comme au conjoint
bénéficiaire. L’opportunité est ainsi offerte à ce dernier de se
libérer de l’usufruit dont il aura été gratifié. Il est quelque peu
surprenant de voir ici octroyer au conjoint la faculté de déjouer les
prévisions de son auteur en sollicitant la conversion de l’usufruit
conventionnel. Contrairement aux descendants, il n’est pas
réservataire. La conversion demandée ne saurait en conséquence se
justifier par un éventuel rétablissement de droits intangibles.
Il
apparaît ensuite que, sollicitée par les réservataires, la conversion
de l’usufruit conventionnel n’est plus de droit. La formulation d’une
opposition conjugale livre cette demande de conversion au pouvoir
d’appréciation du juge. Les pouvoirs accordés au juge interdisent
désormais de voir dans cette prérogative une mesure de protection de la
réserve des descendants. À défaut, il faut y voir une arme offerte à
tous pour lutter contre les inconvénients économiques de libéralités
faites en usufruit. Reste que, décrochée des considérations tenant à
l’ordre public successoral, la conversion de l’usufruit conventionnel
réalise un affaiblissement inédit de l’autorité
dont
devraient pourtant être dotées les dernières volontés exprimées22. Sans
doute faut-il se rassurer puisque, dans le même temps, cette faculté ne
peut plus être exercée qu’avant le partage définitif.
16.– C’est en
revanche par son maintien que l’article 1098 étonne à son tour. Ce
texte protège les enfants du premier lit contre les libéralités en
propriété que le de cujus aurait pu consentir à son second conjoint.
Une option est ainsi ouverte aux enfants d’un premier mariage. Il leur
appartient de choisir entre, d’une part, une pleine propriété immédiate
mais réduite en raison de l’attribution au conjoint de la propriété de
la quotité disponible ordinaire et, d’autre part, une pleine propriété
plus étendue mais différée s’ils décident d’abandonner au conjoint
l’usufruit substitué de leur réserve.
À plus d’un titre cette
protection spéciale des enfants légitimes issus d’un précédent mariage
s’harmonise mal avec les impératifs qu’exprime la loi nouvelle.
Anachronique et peu cohérente, elle leur permet d’abord de déjouer en
partie les libéralités en propriété adressées au conjoint alors que,
précisément, dans cette configuration familiale, la loi ne réserve à ce
dernier qu’une vocation successorale en propriété. Ensuite et surtout,
en ne bénéficiant qu’aux seuls enfants du premier lit, elle contredit
l’impératif européen d’égalité des filiations23 que la réforme avait
pourtant pour objectif de consacrer. De sorte qu’il faut probablement
souhaiter qu’à l’avenir cette prérogative soit systématiquement écartée
par une volonté contraire et non équivoque du de cujus ou par l’effet
d’une libéralité conjugale en propriété augmentée de l’usufruit de la
réserve24, à peine de voir s’élargir la liste des bénéficiaires, à
l’occasion d’une chasse désormais ouverte contre les discriminations
fondées sur la filiation25.
Reste que, même si les stratégies
successorales élaborées par le de cujus ne sont pas à l’abri de tout
aménagement voulu par ses héritiers, le risque le plus grave qu’elles
encourent tient à leur articulation insuffisante avec les droits légaux
du conjoint survivant.
22. À ce titre l’article 759-1 du Code civil,
en ce qu’il affirme que les cohéritiers ne peuvent être privés de la
faculté de conversion par la volonté du prédécédé, ajoute encore au
désarroi. Tant que cette faculté demeure un instrument de sauvegarde de
droits intangibles, en toute logique le prédécédé ne peut effectivement
pas en priver les réservataires. Mais là ou la lettre du texte ne
distingue plus, peut on encore admettre que le de cujus puisse en
priver le conjoint? Une exigence de cohérence impose pourtant une
réponse affirmative. Rien ne justifie qu’une telle entrave soit portée
à la souveraineté du de cujus quand il est tout à la fois libre
d’exhéréder son conjoint de l’usufruit légal et qu’il lui appartient
seul de prendre l’initiative de le gratifier d’un usufruit
conventionnel. Celui qui peut le plus, en ce qu’il maîtrise seul
l’existence de principe de tout usufruit, conventionnel ou légal,
pourquoi ne pourrait-il plus le moins, en décidant de son caractère
convertible ou non? S’en tenir à la lettre du texte supposerait au
contraire que le législateur ait entendu conférer une force tout à fait
exemplaire et inédite à cet instrument de lutte contre les
inconvénients économiques des libéralités en usufruit.
23. CEDH 1er
février 2000, Mazureck, v. F. Granet, « Les réformes accomplies : le
point sur les avantages matrimoniaux », infra, p. 13.
24. Civ. 1re,
3 décembre 1996, Bull. civ. I, no 437; Civ. 1re, 3 juin 1986, Bull.
civ. I, no 154. 25. Civ. 1re, 29 janvier 2002, Bull. civ. I, no 32.
26.
A. Boitelle, « L’articulation des droits légaux avec les droits
conventionnels du conjoint survivant », JCP N 2003, 1243, spéc. p. 528.
II. UN NOUVEAU DÉFI : L’ARTICULATION DES DROITS SUCCESSORAUX DU CONJOINT
17.–
Si rien ne permet de craindre un ralentissement des libéralités entre
époux, cette pratique usuelle produit sous l’empire de la loi du 3
décembre 2001 des résultats nouveaux à l’ouverture de la succession. La
principale de ces nouveautés tient au fait que le conjoint est
maintenant appelé à la succession à un double titre26.
Appelé à
succéder en vertu d’une dévolution légale désormais favorable, le
conjoint est également investi de la qualité d’héritier par les
libéralités à cause de mort réalisées à son profit. En pratique, ce
cumul de qualités se présente sous un jour inédit, car la loi nouvelle
s’abstient d’imposer les modalités techniques, imputation et rapport,
qui traditionnellement assurent l’articulation des dispositions
volontaires et légales. Cette abstention législative doit encourager
les auteurs de libéralités à se préoccuper de ces questions
d’imputation et de rapport. Les abandonner au libre choix du conjoint
survivant reviendrait en effet à lui offrir les moyens de contrarier
certaines de leurs prévisions.
A. ADMINISTRER LE CUMUL
18.–
On se souvient que l’ancien article 767 du Code civil consacré à
l’usufruit légal du conjoint survivant organisait, sauf volonté
contraire du disposant, l’imputation sur ses droits légaux de toutes
les libéralités, rapportables ou non, dont il était bénéficiaire. Le
conjoint cessait ainsi d’exercer l’usufruit légal chaque fois que par
libéralités conjugales il recevait des assurances successorales au
moins aussi performantes. Or cette règle de principe ne se retrouve pas
dans la loi nouvelle.
Parce que l’usufruit légal est devenu
universel, le maintenir n’aurait eu évidemment aucun sens. Reste que
lorsque le conjoint reçoit une quotité de la succession en propriété,
les modalités de liquidation de ses droits reprennent les principes
autrefois énoncés pour la liquidation de l’ancien usufruit à
l’exception précisément de celui imposant l’imputation des libéralités
reçues. À défaut d’imputation prévue par la loi, rien ne s’oppose plus
à ce que le conjoint survivant puisse désormais, par principe et sauf
volonté contraire du de cujus, cumuler le bénéfice des droits qu’il
retire des libéralités et de ceux dont la loi l’investit. Le principe
du cumul ne fait pas difficulté. En revanche son étendue suscite la
controverse. Par le cumul de ses droits, le conjoint peut-il
s’affranchir des plafonds pourtant prévus par l’article 1094-1 du Code
civil? Pourrait-il ainsi prétendre recevoir davantage que ce que le de
cujus est autorisé
à lui transmettre? L’enjeu de la question s’illustre parfaitement quand
le conjoint, en concours avec un unique descendant, se trouve gratifié
de la quotité disponible spéciale entre époux. La tentation est alors
pour lui d’opter d’abord, au titre de la libéralité, pour la quotité
disponible ordinaire et de souhaiter, en complément, exercer l’usufruit
légal sur le surplus des biens existants. Si une telle revendication
devait être admise il recevrait alors une moitié de la succession en
propriété et exercerait son usufruit sur l’autre au mépris du plafond
bien connu du quart en propriété et trois quarts en usufruit.
Par
une réponse ministérielle en date du 3 mars 200327, le garde des Sceaux
exclut cette interprétation de la loi et rappelle que le Code civil
détermine une fraction maximale des biens qui peuvent être ainsi
transmis au conjoint. Au soutien de cette opposition on peut également
faire valoir l’argumentation développée par messieurs les professeurs
Jean Hauser et Philippe Delmas Saint Hilaire28. La démonstration est a
priori séduisante quand elle vient rappeler que les quotités
disponibles entre époux sont le reflet d’un arbitrage global des
intérêts familiaux en présence, de sorte qu’elles devraient demeurer un
plafond, du moins tant que les héritiers réservataires désirent agir en
réduction. Mais justement c’est ici que le bas blesse. Imaginons que
précisément ces héritiers agissent en réduction. La libéralité n’est
pas excessive et la réduction demandée ne saurait faire obstacle à
l’exercice de droits que le conjoint tire de la loi et non de la
libéralité29. Force est donc d’admettre que, confrontés aux appétits
cumulatifs du conjoint, les réservataires sont démunis. On ne peut que
se résoudre à observer la possibilité d’un cumul, y compris au-delà des
quotités disponibles spéciales, quand aucune imputation n’interdit au
conjoint de le solliciter et qu’aucune action ne permet aux
réservataires de s’y opposer efficacement.
19.– Les résultats de
l’équation sont suffisamment graves pour convaincre de la nécessité
d’en anticiper les conséquences au sein même de la libéralité. Deux
voies peuvent alors être empruntées.
La première, radicale et
définitive, consiste évidemment à exhéréder le conjoint de ses droits
légaux au moyen d’un testament authentique30. La seconde, moins
radicale, pourrait consister à organiser conventionnellement
l’imputation des libéralités consenties, pour suppléer le silence de la
loi. Dans ce cas, rien n’interdit qu’au sein même de l’institution
contractuelle soit stipulée une clause d’imputation31, que
27. R.M. 9142, JOAN, 3 mars 2003, p. 1643, JCP N 2003, p. 570.
28.
J. Hauser et Ph. Delmas Saint-Hilaire, « Les quotités disponibles et la
loi du 3 décembre 2001 », Defrénois 2003, art. 37749, p. 739. Dans le
même sens Cl. Brenner « La succession », in 18042004 Le Code civil. Un
passé, un présent, un avenir, Dalloz, 2004, p. 477, no 24.
29. A.
Boitelle, « L’articulation des droits légaux avec les droits
conventionnels du conjoint survivant », JCP N 2003, 1243, spéc. p. 530.
Rapprocher S. Ferré-André, « Des droits supplétifs et impératifs du
conjoint survivant dans la loi du 3 décembre 2001 », Defrénois 2002,
art. 37572, no 24.
30. Supra, no 12.
31. Y. Flour, « Les nouveaux droits ab intestat du conjoint survivant », Gaz. Pal. 2-3 octobre 2002, p. 27, note 4.
d’autres
appelleront clause de rapport en « autre prenant »32. L’imagination
créative des notaires ne manquera pas de proposer des rédactions
pertinentes en ce sens33. Deux observations doivent néanmoins être
immédiatement faites. L’une concerne l’application de ces clauses,
l’autre leur autorité.
D’expérience34, on ne doit pas négliger les
difficultés pratiques et les incertitudes qui seront inévitablement
inhérentes à la mise en œuvre de l’imputation conventionnelle quand il
s’agira inévitablement de procéder à l’imputation de droits donnés en
propriété sur un droit légal en usufruit. L’opération pourrait en
nécessité une seconde, à savoir la conversion de l’usufruit, dont il
pourrait être utile de prévoir les modalités.
Il est évident ensuite
que si ces clauses parviennent à neutraliser efficacement des appétits
successoraux excessifs concrétisés par un cumul, elles laissent
néanmoins une option ouverte au conjoint35. Celui-ci peut encore
préférer exercer sa vocation légale et renoncer à la libéralité. Cette
circonstance devrait être en conséquence utilement prévue, en stipulant
dans ce cas la caducité et la résolution en toutes ses dispositions de
l’acte libéral36. En un mot, c’est un appel à la vigilance qui doit
être fait à ceux qui s’orienteraient, non sans péril, sur cette voie.
B. RÉGLER LA QUESTION DU RAPPORT
20.–
La question du rapport, au sens strict du terme, ne se pose
véritablement que pour les donations entre vifs. Car si ces dernières
sont présumées rapportables37, c’est en revanche une présomption
contraire qui régit les libéralités conjugales à cause de mort38,
beaucoup plus fréquentes entre époux. Or, précisément, force était
d’observer que toujours révocables39 et par conséquent fragiles et
dangereuses40, les dona
32. F. Sauvage, « Les donations restrictives après la loi du 3 décembre 2001 », JCP N 2003, 1102, spéc. p. 210.
33.
A. Boitelle, « L’articulation des droits légaux avec les droits
conventionnels du conjoint survivant », JCP N 2003, 1243, spéc. p. 529.
34.
L’imputation des libéralités en propriété qui étaient adressées par le
de cujus au conjoint sur l’usufruit légal de ce dernier (anc. art. 767
C. civ.) donnait lieu à d’importantes hésitations méthodologiques, en
doctrine comme en jurisprudence. M. Grimaldi, op. cit., no 215. Civ.
1re, 6 février 2001,
Bull. civ. I, no 28.
35. Baudry-Lacantinerie et Wahl, Traité théorique et pratique du droit civil des successions, t. 2, 3e éd., 1905, no 1038.
36.
A. Boitelle, « L’articulation des droits légaux avec les droits
conventionnels du conjoint survivant », JCP N 2003, 1243, spéc. p. 529.
37. Art. 843 al. 1 C. civ.
38. Art. 843 al. 2 C. civ.
39. Art. 1096 C. civ., abrogé par la loi du 26 mai 2004, relative au divorce.
40.
La révocation de la donation opérait rétroactivement à la manière d’une
condition résolutoire. Sur les incidences néfastes de la révocabilité
des donations entre époux : Cl. Brenner, « Brèves observations sur la
révocation des donations entre époux après la loi du 26 mai 2004
relative aux divorce », Defrénois 2005, art. 38084, spéc. no 3.
tions
conjugales entre vifs demeuraient l’exception41. Mais sous les effets
conjugués, tant de la réforme du divorce orchestrée par la loi du 26
mai 2004, que de la loi du 3 décembre 2001, la question du rapport des
libéralités conjugales entre vifs devenues irrévocables42 pourrait se
poser de manière plus quotidienne.
21.– Parce qu’elle appelle le
conjoint, en concurrence avec les descendants ou ascendants
privilégiés, à succéder en propriété, la loi du 3 décembre 2001 suggère
a priori qu’il soit tenu au rapport des donations de biens présents que
le de cujus a pu lui adresser. Nous savons en effet que les donations
de biens présents sont présumées rapportables et que tout héritier
venant à la succession en doit le rapport à ses cohéritiers. Demeurée
inchangée, la lettre de l’article 843 du Code civil milite pour que
soit soumis à cette obligation nouvelle le conjoint donataire et
héritier en propriété. S’il est effectivement devenu un héritier comme
les autres, le conjoint survivant ne saurait échapper au jeu de cette
règle technique venue soutenir le principe d’égalité du partage
successoral.
Pourtant, au-delà de l’apparence, il parait non moins
évident que le législateur de 2001 a renoncé à faire du conjoint un
héritier comme les autres43. L’article 758-5 du Code civil témoigne des
signes d’un tel renoncement. En orchestrant des règles liquidatives
spécifiques pour la vocation légale en propriété accordée au conjoint,
ce texte exclut tout rapport d’équivalence entre cette dernière et
celle revenant aux autres héritiers, descendants ou ascendants
privilégiés. De la masse d’exercice des droits légaux en propriété du
conjoint sont retranchées, outre la réserve, les libéralités
rapportables faites à ses cohéritiers. C’est dire, pour faire simple,
que le législateur n’a pas fait du conjoint un créancier direct du
rapport.
Dans ces conditions, et parce que le rapport ne se comprend
qu’au service du principe d’égalité successorale, il n’est certainement
pas raisonnable de vouloir en faire un débiteur comme les autres du
rapport de ses propres libéralités. Parce qu’une fois encore la loi de
2001 n’a pas gommé la spécificité de l’héritier appelé à revêtir la
qualité de conjoint survivant, elle investit les auteurs de libéralités
conjugales d’une nouvelle responsabilité. Là où le rapport n’est plus
présumé, c’est à ceux-ci qu’il appartient de préciser leur volonté à ce
sujet.
41. L’affirmation doit toutefois être nuancée quand, de
manière fréquente, les époux se consentent des clauses de réversion
d’usufruit au dernier survivant, que la jurisprudence qualifie de
donation à terme de biens présents.
42. A. Tisserand, « Les
incidences de la réforme du divorce du 26 mai 2004 sur les libéralités
entre époux et les avantages matrimoniaux », infra, p. 21. C.
Rieubernet, « Le nouveau régime des donations entre époux au lendemain
de la loi du 26 mai 2004 relative au divorce », Petites affiches 21
juillet 2004, no 145, p. 10. S. Piédelièvre, « L’aménagement des
libéralités entre époux par la loi du 26 mai 2004 », D. 2004, 2512. F.
Sauvage, « Des conséquences du divorce sur les libéralités entre époux
et les avantages matrimoniaux », Defrénois 2004, art. 38038.
43. H. Mazeron, « Le conjoint successible : un héritier comme les autres? », JCP N 2003, 1215 spéc. p. 436.
22.–
En définitive, l’impact essentiel de la réforme du 3 décembre 2001
quant à la pratique des libéralités conjugales tient aux puissantes
sollicitations qu’elle adresse aux époux aidés de leurs conseils
naturels : les notaires. On retiendra qu’en les gratifiant d’une
liberté importante, elle ne cesse de faire confiance à leur
imagination, mais aussi à leur responsabilité, pour que la transmission
successorale ne manque pas son but.
Le notaire dans les projets de réforme du droit des successions
Jean-Marie Ohnet
Membre de l’Institut d’études juridiques du Conseil supérieur du notariat, notaire
La
loi no 2001-1135 du 3 décembre 2001 a modifié diverses dispositions de
notre droit successoral, en clarifiant les règles d’ouverture et de
transmission des successions, en modernisant les dispositions ayant
trait aux qualités requises pour succéder, en légalisant la preuve de
la qualité d’héritier et en réorganisant la présentation des principes
de la dévolution successorale, supprimant par là même un certain nombre
de dispositions jugées dépassées.
Cette loi n’est pas allée au-delà
de ces modifications, certes importantes, alors qu’une refonte de la
matière, envisagée par les travaux d’un groupe de travail animé par le
doyen Carbonier et le professeur Catala et soutenue par de nombreux
universitaires et praticiens, avait fait l’objet de trois projets de
loi déposés à l’Assemblée nationale en 1988, en 1991 et en 1995 mais
qui n’avaient jamais été inscrits à l’ordre du jour.
Le Sénat avait
été amené à proposer, en première lecture de la loi du 3 décembre 2001,
une réécriture complète du titre Ier du Livre troisième du Code civil
relatif aux successions, mais cette réécriture avait été supprimée en
deuxième lecture par l’Assemblée nationale qui craignait de voir
retarder la réforme des droits du conjoint survivant, considérée comme
prioritaire ; en Commission mixte paritaire, le Sénat s’était contenté
de proposer la seule réécriture des trois premiers chapitres dudit titre Ier.
C’est
à l’effet de poursuivre la réforme du droit des successions, que les
sénateurs Jean-Jacques Hyest et Nicolas Abou ont présenté au Sénat, en
2002, une proposition de loi reprenant en fait les dispositions qui
avaient été adoptées par le Sénat en première lecture.
1.
Au 15 octobre 2004, date du colloque qui s’est tenu à Strasbourg sur le
thème du Droit patrimonial de la famille : réformes accomplies et à
venir.
Cette réforme est restée en l’état, le gouvernement ayant
décidé d’inscrire dans son programme de travail gouvernemental pour
2004 la simplification et la modernisation des règles du droit des
successions et des libéralités, en engageant à cet effet une
concertation avec les diverses professions concernées.
C’est ainsi
qu’un questionnaire élaboré de concert entre la Chancellerie et le
Conseil supérieur du notariat, a été adressé à l’ensemble des notaires
qui y ont répondu massivement (3151 réponses); un document de synthèse
des réponses au questionnaire a été remis le 11 juillet 2003 au garde
des Sceaux, qui, après avoir souligné la richesse des enseignements
tirés de ce questionnaire, a indiqué avoir demandé à ses services de
procéder à de plus larges consultations, ajoutant que la réforme devait
s’accompagner d’un volet fiscal très attendu par l’ensemble des
familles, avant de conclure que son but était d’élaborer un projet de
loi d’ici la fin de l’année 2003 pour un débat en 2004.
Quel rôle sera celui du notaire dans la refonte envisagée du droit successoral?
Faute
de connaître à ce jour1 le contenu du projet de loi, le calendrier
annoncé n’ayant pas été tenu, c’est par rapport aux dispositions de la
proposition de loi HyestAbou que ce rôle sera abordé, en y confrontant
le point de vue des notaires, tel qu’exprimé par les réponses apportées
au questionnaire précité, ce parti pris s’autorisant :
– de la
continuité dans laquelle se situe cette proposition de loi par rapport
aux projets de loi adoptés à plusieurs reprises en Conseil des
ministres après examen par le Conseil d’État, et du fait que ladite
proposition de loi reprenait, comme déjà indiqué, les dispositions qui
avaient été adoptées par le Sénat en première lecture;
– du nombre
de réponses apportées par les notaires et de la richesse, soulignée par
le garde des Sceaux, des enseignements tirés du document de synthèse.
Il
va sans dire que les développements qui vont suivre n’auront pas pour
objet d’aborder le rôle traditionnel et bien connu du notaire dans le
règlement des successions mais simplement les modifications qui peuvent
être envisagées sur la base de la proposition de loi et du rapport de
synthèse dont il vient d’être question.
À cet égard, il y a lieu de
constater un accroissement envisagé du rôle du notaire dans le
règlement des successions, et ce tant pour ce qui a trait à
l’administration temporaire (I) que pour ce qui concerne le partage
amiable (II).
I. LE RÔLE DU NOTAIRE DANS LA PHASE DE L’ADMINISTRATION TEMPORAIRE
De
nombreuses difficultés ont été constatées en pratique dans
l’administration des indivisions successorales, s’agissant par exemple
de la perception de fonds détenus
Le notaire dans les projets de réforme du droit des successions 49
par
des tiers pour le compte de la succession (et en tout premier lieu des
fonds déposés en comptes ou sur livrets dans des banques) ou de la
gestion courante, notamment des portefeuilles de valeurs mobilières.
On sait en effet qu’en l’état actuel de la réglementation, l’accord de tous les héritiers est requis.
Faute
d’un tel accord, l’administration de l’actif successoral, et notamment
les premières mesures qu’il y aurait lieu de prendre, seront retardées,
si ce n’est durablement bloquées, ce qui pourrait être source de
dommages sérieux pour la succession.
Trois cas doivent être distingués.
A.
Le premier a trait à l’existence d’héritiers connus mais en désaccord
sur les premières mesures d’administration ou de conservation de la
succession.
Dans ce cas, la proposition de loi Hyest-Abou prévoit
que s’il n’a pas été fait application du 3e alinéa de l’article 815-6
du Code civil, c’est-à-dire à défaut de désignation antérieure, par le
président du Tribunal de grande instance, d’un indivisaire comme
administrateur (avec obligation pour lui de donner caution) ou encore
de nomination d’un séquestre; ce même magistrat pourra désigner, à la
demande du successible le plus diligent, un notaire ou toute autre
personne qualifiée, à l’effet de représenter l’ensemble des héritiers
et légataires, autres que les légataires particuliers, en vue
d’accomplir les divers actes mentionnés ci-après.
C’est donc le
mécanisme de la représentation que retient la proposition de loi (le
représentant désigné par le tribunal étant alors soit un notaire, soit
toute autre personne qualifiée — avocat, banquier, gérant de biens…).
On
observera que dans ce texte, la représentation présente un caractère
subsidiaire puisqu’elle ne pourra être mise en œuvre qu’à défaut
d’application du 3e alinéa de l’article 815-6 du Code civil.
Dans le texte proposé, les pouvoirs du représentant se trouvent limités aux opérations suivantes :
1o
le recouvrement des revenus des biens héréditaires, des fonds détenus
pour le compte du défunt et des créances non contestées;
2o la
gestion des valeurs mobilières de la succession, dans la limite prévue
par le 4e alinéa de l’article 456 (soit concrètement les actes
considérés comme actes d’administration par le décret no 65-961 du 5
novembre 1965 relatif au dépôt et à la gestion des fonds et des valeurs
mobilières des mineurs);
3o la vente à l’amiable des biens périssables de la succession;
4o
le paiement des impôts dus par le défunt, des dettes de la succession
dont le règlement est urgent et de la pension alimentaire prévue par
l’article 767 du Code civil, s’il apparaît toutefois que l’actif
successoral dépasse manifestement le passif;
5o tous autres actes conservatoires que le tribunal spécifiera.
Cette
mission ne pourra excéder un délai d’un an; elle cessera par ailleurs
de plein droit par l’effet d’une convention d’indivision ou par la
désignation d’un notaire pour préparer les opérations de partage, une
telle convention ou une telle désignation rendant inutile la continuation de la mission du notaire ou de la personne qualifiée.
De surcroît le président du Tribunal de grande instance pourra mettre fin à tout moment à cette mission.
Afin
d’éviter toutes interférences avec la mission de l’exécuteur
testamentaire, la proposition de loi précise que si un tel exécuteur
était institué, le représentant ne pourrait agir que dans la mesure
compatible avec les pouvoirs de l’exécuteur testamentaire.
Les
pouvoirs que la proposition de loi envisage d’accorder au représentant
doivent se comprendre dans la logique des premières mesures
conservatoires et d’administration; à ce titre, elles paraissent
cohérentes et propres à remplir l’objectif poursuivi; simplement
peut-on regretter le renvoi au 4e alinéa de l’article 456 du Code
civil, le décret d’application dont il a été question ci-avant ne
permettant que peu d’opérations sur les valeurs mobilières dépendant de
la succession, alors pourtant que la nécessité d’arbitrages urgents en
la matière se trouve vérifiée.
Pour ce qui a trait aux réponses des
notaires, le document de synthèse établit que ceux-ci sont largement
favorables à la mise en place d’un mandataire à l’effet d’administrer
la succession, mandat qui pourrait leur être échu à raison de leur
bonne connaissance de la matière; les notaires ont exprimé à ce sujet
le souhait que les pouvoirs qui devraient être ainsi reconnus au
mandataire lui permettent d’effectuer à titre principal le paiement des
impôts et celui des dettes.
B. Le deuxième cas concerne l’existence
d’héritiers connus mais restés inactifs (« taisants » comme dit la
proposition de loi) avant l’expiration du délai pour prendre parti.
La
proposition de loi prévoit que dans cette hypothèse, à la demande du
ministère public ou de toute personne intéressée, le président du
Tribunal de grande instance pourra désigner l’administration chargée du
service des domaines ou encore un notaire pour accomplir les actes
urgents concernant la succession, avec mission d’accomplir les actes
conservatoires qu’il spécifiera, ainsi que de vendre à l’amiable les
biens périssables de la succession.
Cette mission devra cesser de plein droit en cas d’acceptation de la succession ou à l’expiration du délai pour prendre parti.
C. Le troisième cas a trait aux successions vacantes ou non réclamées.
On
sait que lorsque l’administration d’une succession n’est pas assurée
par les héritiers, l’État peut être requis par la justice de suppléer
leur défaillance, cette intervention de l’État relevant, en l’état
actuel de la réglementation, de deux régimes distincts, à savoir celui
des successions vacantes et celui des successions non réclamées; le
service des domaines interviendra alors à des titres différents dans
chacun de ces deux cas.
Une telle distinction, qui n’a pas
réellement de pertinence, apparaît comme étant source de complications
inutiles, largement dénoncées. C’est pourquoi la proposition de loi
regroupe opportunément sous une nouvelle notion,
celle de « curatelle des successions vacantes », l’ensemble des
attributions conférées au service des domaines, qui devrait désormais
être commis dans tous les cas par le président du Tribunal de grande
instance et qui disposerait d’une plus grande autonomie dans le cadre
défini par la loi et sous le contrôle de l’autorité judiciaire.
Les
notaires ont pour leur part exprimé dans leurs réponses au
questionnaire, le souhait de pouvoir être nommés administrateurs de
successions vacantes avec divers pouvoirs à cet égard et notamment
celui de liquider et de remettre l’actif net au Trésor public ou à la
Caisse des dépôts et consignations ainsi que celui de vendre les biens
de la succession aux enchères.
Ils ont estimé par ailleurs que dans
le cas où la succession vacante présenterait un passif qui dépasserait
l’actif, il conviendrait de les autoriser à payer les dettes sans
passer par l’ensemble de la procédure d’une succession vacante,
soulignant le fait que moins de frais seraient ainsi exposés et qu’il
en résulterait corrélativement un gain d’économies qui profiterait aux
créanciers.
Enfin les notaires ont été amenés à regretter la lenteur
et la désorganisation de la procédure actuellement en vigueur,
souhaitant notamment la diminution des délais d’autorisation pour la
mise en vente des biens concernés.
Il y a donc de ce point de vue
une certaine divergence entre la proposition de loi et le point de vue
des notaires, qui doit toutefois être relativisé, ne serait-ce que
parce que cette question des successions vacantes et non réclamées ne
concerne guère actuellement que 6000 dossiers par an.
II. LE NOTAIRE ET LE PARTAGE AMIABLE DE LA SUCCESSION
On a pu dire que le partage est l’acte essentiel des règlements successoraux.
L’absence
d’accord unanime exclut le partage amiable et impose de recourir au
partage judiciaire, c’est-à-dire à la voie contentieuse, dont on
connaît la lourdeur voire même, selon l’exposé des motifs de la
proposition de loi, le caractère « particulièrement archaïque ».
Devant un tel constat, deux positions peuvent être (cumulativement) envisagées, à savoir :
– promouvoir le partage amiable;
– passer par la modernisation de la procédure de partage judiciaire.
A. PROMOUVOIR LE PARTAGE AMIABLE
Cette
promotion trouve un écho favorable aussi bien dans la proposition de
loi Hyest-Abou que dans les réponses des notaires au questionnaire.
1. Proposition de loi Hyest-Abou
Alors
que le droit positif actuel traite avant tout de l’action en partage
judiciaire, la proposition de loi s’attache en premier lieu au partage
amiable auquel elle consacre une nouvelle section et dont elle étend le
domaine, le partage judiciaire ne devant plus être obligatoire que dans
les cas où il existerait un véritable contentieux.
La proposition de
loi prévoit à cet effet de recourir au partage amiable en présence d’un
héritier acceptant qui, sans toutefois s’y opposer expressément, ne
répond pas aux offres de partage faites par son ou ses cohéritiers; à
l’avenir les cohéritiers ne seraient plus, dans cette hypothèse, tenus
de recourir au partage judiciaire, dans la mesure où ils pourraient
demander au juge des tutelles de désigner un notaire pour représenter
au partage amiable le successible « taisant ».
Plus précisément, le
texte nouveau prévoit que si parmi les héritiers acceptants, il en est
qui ne soient pas présents, sans toutefois être dans l’un des cas
prévus aux articles 116 et 120 du Code civil (présumés absents et
personnes qui, par suite d’éloignement, se trouvent se trouvent malgré
elles hors d’état de manifester leur volonté), les non-présents
pourront à la diligence d’un cohéritier présent, être mis en demeure de
se faire représenter au partage amiable.
Faute par ces non-présents
d’avoir constitué mandataire dans les trois mois de la mise en demeure,
un cohéritier présent pourra demander au juge des tutelles de désigner
un notaire qui agira pour le compte de chacun de ces non-présents,
jusqu’à la réalisation complète du partage.
Ce notaire ne pourra toutefois consentir au partage qu’avec l’autorisation du juge des tutelles.
En
revanche, si l’un des héritiers déclare s’opposer au partage amiable,
ou encore si la demande d’autorisation dont il a été question ci-avant
est rejetée, le partage devra être fait en justice; on se retrouvera
alors dans la procédure de partage judiciaire.
2. Document de synthèse du questionnaire des notaires
Les
notaires ont, dans leurs réponses au questionnaire, souhaité une
accélération des procédures de partage et à cet effet de pouvoir
disposer de prérogatives accrues, notamment dans le cas où un héritier
s’abstiendrait de participer au partage (le document de synthèse relève
que les notaires voudraient pouvoir assurer le rôle de « juge ou
d’arbitre » et avoir plus d’autorité en la matière).
Cette
accélération du partage impliquerait un meilleur encadrement des délais
pour sa réalisation et une simplification des opérations à accomplir,
en particulier en présence d’héritiers faisant l’objet de mesures de
protection ; c’est ainsi que les réponses au questionnaire dégagent
largement le souhait qu’un partage amiable puisse intervenir avec le
seul accord du juge des tutelles ou s’il y a lieu du conseil de
famille, sans devoir recourir à la procédure d’homologation par le
Tribunal de grande instance, dont on s’accorde à souligner la lenteur
et le retard qui en résulte.
B. MODERNISER LA PROCÉDURE DE PARTAGE JUDICIAIRE
On l’a dit : la procédure de partage judiciaire apparaît comme archaïque, et en tout cas lourde et inadaptée.
Il y aurait donc lieu de la moderniser et de la rendre plus efficace.
L’un
des moyens serait d’envisager l’élargissement du rôle du notaire commis
et l’accroissement de ses pouvoirs, à l’effet notamment :
– de lui
permettre de demander au juge compétent la désignation d’un mandataire
ad hoc chargé de représenter le copartageant défaillant dans les
opérations de partage;
– et de lui confier la mission de composer, dans les conditions qui seront définies à cet effet, les lots du partage.
Une
telle modification relèverait d’une autre réforme, à savoir celle, qui
serait à réaliser par décret, des articles 966 et suivants de l’ancien
Code de procédure civile.
Pour autant, une telle réforme se
situerait au diapason des préoccupations des notaires, qui dans leurs
réponses au questionnaire, expriment très largement le souhait d’un
accroissement de leur autorité et notamment de pouvoir assurer en la
matière un rôle de juge ou d’arbitre.
Pourquoi à cet égard ne pas
s’inspirer du droit local en vigueur dans les départements du Bas-Rhin,
du Haut-Rhin et de la Moselle, dont les dispositions prévoient que la
procédure de partage judiciaire se déroule intégralement devant le
notaire commis et sous sa direction, à partir de la transmission du
dossier au notaire commis par le tribunal compétent, à savoir le
Tribunal d’instance et jusqu’à l’établissement de l’acte de partage
final?
C’est dire que le tribunal n’intervient dans une telle
procédure qu’à titre exceptionnel, comme organe de juridiction
gracieuse, avec pour rôle de surveiller le déroulement des différentes
phases de la procédure, de nommer et d’assermenter les experts, mais
exclusivement lorsque les parties ne se seront pas mises d’accord sur
leur désignation, d’autoriser certaines opérations de vente et
d’homologuer l’acte de partage, en effectuant les vérifications
prescrites (vérifications du respect des prescriptions de la procédure
et en outre, en présence de copartageants incapables et absents, de la
sauvegarde de leurs intérêts patrimoniaux).
C’est souligner que dans
une telle procédure, le notaire, délégué du tribunal, assure un rôle
essentiel, à telle enseigne qu’il est devenu usuel de dire qu’il
constitue en fait l’organe le plus important de la procédure.
CONCLUSIONS
Un
consensus se dégage en faveur de l’accroissement du rôle du notaire
dans le règlement des successions, notamment pour ce qui a trait à
l’administration temporaire de la succession et au partage amiable, qui
bénéficierait ainsi d’une réelle promotion au détriment du partage
judiciaire.
Les
modifications envisagées méritent à notre sens d’être soutenues, comme
de nature à contribuer à un règlement accéléré et facilité des
successions.
Il y a lieu toutefois de souligner l’efficacité limitée
de ces modifications à raison d’une part de l’aspect précaire de
l’administration temporaire et d’autre part du fait que le partage
amiable viendra à s’échouer sur l’opposition déclarée d’un héritier.
On peut de surcroît déplorer certaines limites ou restrictions apportées par les modifications envisagées, telles par exemple :
–
la définition des pouvoirs du représentant dans la phase
d’administration temporaire et notamment le renvoi, pour ce qui a trait
à la gestion des valeurs mobilières de la succession, au 4e alinéa de
l’article 456 du Code civil;
– le délai d’un an assigné à la mission du représentant;
–
ou encore la limitation, dans le cas d’un héritier « taisant », des
pouvoirs du service des domaines ou du notaire à l’accomplissement des
actes considérés comme urgents.
Ne conviendrait-il pas, par
ailleurs, de soutenir la possibilité (largement souhaitée par les
notaires dans leurs réponses au questionnaire) pour une personne de
désigner de son vivant un mandataire chargé d’administrer la succession
en attendant son partage?
On ne peut en conséquence que souhaiter
que ces limites et restrictions soient revues et espérer que
l’accroissement du rôle des notaires sera également concrétisé dans la
réforme à intervenir de la procédure de partage judiciaire.
La réforme du droit des testaments
Marc Nicod
Professeur à l’Université de Toulouse I
Stabilité
législative. L’histoire témoigne, du droit romain à nos jours, de
l’exceptionnelle stabilité de la législation applicable aux
testaments1. En cette matière, les codificateurs ont, pour l’essentiel,
recueilli la leçon des siècles passés. Ils n’en n’ont, d’ailleurs, pas
fait mystère. À de multiples reprises, au cours des travaux de
codification, ils ont évoqué les solutions de l’Ancien droit (droit
romain et ordonnance d’août 1735) et ont souvent décidé de les
reproduire sans modification dans le Code civil des Français2. Lors de
la présentation du titre « Des donations entre vifs et des testaments »
devant le Corps législatif (le 22 avril 1803), Bigot de Préameneu a
expliqué que les rédacteurs avaient puisé dans les règles anciennes «
avec le respect qu’inspire leur profonde sagesse et le succès dont
elles ont été couronnées »3.
Depuis 1804, force est de constater la
rareté des interventions législatives : moins d’une dizaine en deux
cents ans — en fait précisément huit — et principalement sur la forme
des testaments privilégiés. Dans le chapitre V, « Des dispositions
testamentaires », c’est-à-dire les actuels articles 967 à 1047 du Code
civil, cinquante-trois textes sur quatre-vingt-un sont restés
absolument inchangés. S’agissant des seules règles de fond du
testament, cette constance est encore plus marquée puisque, pour les
articles 1002 à 1047, on ne peut signaler que deux modifications :
1.
« La loi testamentaire atteint un des sommets de la pérennité » : P.
Catala et M. Grimaldi, à propos des successions : « Le droit de
succéder a-t-il sa base dans la loi naturelle ou simplement dans les
lois positives? », in Le discours et le Code; Portalis, deux siècles
après le Code napoléon, Litec, 2004, no 20, p. 387.
2. C’est ainsi
que, lors des débats au Conseil d’État en mars 1803, Cambacérès proposa
avec succès « de conserver littéralement les dispositions par
lesquelles l’ordonnance de 1735 règle la forme des testaments et les
diverses espèces de testaments qu’elle établit » (P.-A. Fenet, Recueil
complet des travaux préparatoires du Code civil, t. XII, p. 380). De
là, le sauvetage in extremis du testament olographe (futur article 970
du Code civil) que ne mentionnait pas le projet de la Commission du
gouvernement (janvier 1801).
3. P.-A. Fenet, op. cit., t. XII, p. 543.
la
réécriture de l’article 1007 (sur la procédure de dépôt post mortem des
testaments olographe et mystique)4 et l’abrogation de l’article 1029
(relatif à l’exécution testamentaire) lors de la reconnaissance de la
capacité juridique de la femme mariée5. Autrement dit, sur quarante-six
textes, quarante-quatre n’ont pas été retouchés depuis le décret du 3
mai 18036.
On peut s’étonner de la pérennité de la législation
testamentaire. Dans un domaine perméable aux évolutions de la société,
comme le droit de la famille, elle
est même paradoxale. « Testamenti
factio non privati sed publici juris est » écrivait, en son temps,
Papinien7. La dimension publique du testament n’est pas seulement due à
la présence — que rappelle l’étymologie latine — des témoins; plus
fondamentalement, elle trouve son origine dans les répercussions
politiques et sociales de toute manifestation de volonté posthume. Le
testament est, par essence, un acte politique; la dévolution
successorale des biens est une question qui dépasse la sphère privée,
familiale, et qui intéresse plus largement la cité. Pourtant, les
moments de tensions politiques n’ont pas toujours directement affecté
le droit testamentaire. Figées au XVIIe siècle par les Cours
souveraines — en particulier par le Parlement de Paris —, les règles
gouvernant les testaments ont finalement traversé sans heurt, ou
presque8, la période révolutionnaire. Même le célèbre et éversif décret
du 17 nivôse an II (6 janvier 1794), dont l’article 61, alinéa 2,
prévoyait pourtant que « Toutes lois, coutumes, usages et statuts
relatifs à la transmission des biens par succession ou donation sont
déclarés abolis », n’a pas fait disparaître l’œuvre de Daguesseau9. En
vérité, l’essentiel est ailleurs. Comme le montre l’exemple des lois
révolutionnaires, la seule chose qui importe, politiquement parlant,
c’est le principe de la liberté de disposition à titre gratuit10. Une
fois que la liberté de disposer gratuitement est acquise, sa mise en
œuvre n’est plus qu’une question de technique juridique, c’est-à-dire
une
4. Loi du 28 décembre 1966.
5. Loi du 18 février 1938.
6.
Le titre II du Livre III du Code civil, relatif aux donations entre
vifs et aux testaments, a été adopté par le décret du 13 floréal an XI
(3 mai 1803).
7. Prince des jurisconsultes (princeps
jurisconsultorum), Papinien appartenait à l’entourage de
Septime-sévère; il fut notamment préfet du prétoire en 203 ap. J.C.
8.
Il est vrai que, pendant un temps, le mot « testament » — jugé de «
féodale mémoire » (on pense, par exemple, au « despotisme testamentaire
» dénoncé par Mirabeau) — a été banni du vocabulaire juridique. On lui
préférait alors l’expression de « donation à cause de mort », plus tard
celle de « donation par testament » ou encore de « donation
testamentaire », qui subsiste à l’article 711 du Code civil.
9.
Suivant l’opinion de son rapporteur, Merlin de Douai, la Section civile
du Tribunal de cassation expliqua que « soutenir que l’article 61 a
effacé du Code de la législation française toutes les dispositions des
ordonnances de 1731 et de 1735, c’est vouloir que pendant tout le temps
qui s’est écoulé depuis la publication de la loi du 17 nivôse an II
jusqu’à celle du 13 floréal an XI (vote du titre du Code civil consacré
aux libéralités), les formes extérieures de donations et des testaments
ont été absolument abandonnées au caprice des donateurs et des
testateurs » : Civ., 25 fructidor an XI, jugement rapporté par Merlin,
Recueil alphabétique des questions de droit, Vo « Don mutuel », 5, p.
411.
10. Principe qui recouvre deux questions distinctes : a) Quelle
est la portion du patrimoine successoral qui est juridiquement
disponible? b) Cette portion peut-elle être attribuée à n’importe quel
bénéficiaire (y compris à un héritier)?
question qui intéresse les juristes et non ceux qui se sont donnés pour mission de créer un monde meilleur.
Justifications. La stabilité du droit testamentaire repose sur deux piliers principaux.
En
premier lieu, la législation des testaments échappe, du fait même de
son caractère technique, aux variations du temps et des passions. Ainsi
que l’a pertinemment observé le doyen Carbonnier, « il y a toujours,
dans un droit civil, des habitudes et des techniques qui ne se
réinventent pas chaque fois qu’une nation change de régime politique
»11. Assurément, les règles testamentaires sont du nombre.
On ne
saurait trop insister, en second lieu, sur la grande qualité des textes
gouvernant la matière et sur l’apport, parfois remarquable, de la
jurisprudence12. Le droit des testaments — pris dans son ensemble — est
un droit qui, depuis l’Ancien Régime, a fait ses preuves. Dans les
grandes lignes, il a répondu, et répond sans doute encore, aux attentes
des patriciens comme des particuliers. On n’y relève pas de défauts
majeurs, de malfaçons qui en ruineraient l’harmonie générale. Ce qui ne
veut pas dire, évidemment, que toute révision soit par principe
inutile. Ici comme ailleurs, la législation mérite d’être amendée; elle
appelle des modifications destinées soit à moderniser un droit devenu
désuet, soit à remédier à des maladresses originelles.
L’Offre de
loi. L’idée d’une refonte du droit testamentaire — ou peut-être
seulement d’une réformation — est ancienne13. Ce travail de correction
et d’éclaircissement a déjà été entrepris à plusieurs reprises. Au
cours du XXe siècle, divers projets de réforme, plus ou moins aboutis,
ont vu le jour. On rappellera, en particulier, les travaux de la
Commission de réforme du Code civil (l’avant-projet rendu public en
1953) et de certains congrès des notaires de France.
En 2003, un
nouveau projet complet de réécriture du titre II du Livre III du Code
civil (« Des donations entre vifs et des testaments ») a été rendu
public : « Des libéralités, une Offre de loi »14. Cette initiative
privée — due aux plumes savantes et habiles de Jean Carbonnier, de
Pierre Catala, de Jean Bernard de Saint-Affrique et de Georges Morin —
renouvelle, en profondeur, la réflexion sur la transmission
11. J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, no 13, p. 71.
12.
« Ses variations sur le thème du testament, à partir et au service de
la volonté, offrent un bel exemple d’harmonie entre la mélodie et le
contrepoint » : P. Catala et M. Grimaldi, préc., no 21, p. 387.
13.
Les propositions les plus diverses ont été émises, certaines assez
déconcertantes. On signalera, par exemple, un projet de décret
additionnel à la loi du 17 nivôse an II adressé, par un particulier
resté anonyme, au Comité de législation de la Convention (Arch. Nat. D.
III. 382; « Successions et donations et matières voisines : pétitions
individuelles et collectives; mémoires concernant l’application des
lois existantes en proposant des textes nouveaux »). L’auteur,
vraisemblablement un homme de loi, s’inquiétait des captations dont
sont parfois victimes les vieillards, notamment du fait de leurs
domestiques. Afin de lutter contre ces détournements d’héritage, il
proposait de soumettre les testateurs d’au moins quatre-vingt ans à un
formalisme notarié renforcé. L’article 3 du projet prévoyait qu’avant
de tester, l’octogénaire devrait se soumettre à l’interrogatoire de
huit témoins chargés de s’assurer de sa « présence d’esprit, sanité de
raison et de jugement ».
14. Éd. Defrénois, 2003, préface de J. Carbonnier.
libérale
des biens15. Elle offre l’occasion de faire le point sur une réforme à
venir du droit testamentaire. Mais avant d’envisager, à travers ce
projet, ce qu’il paraît possible et même souhaitable d’entreprendre,
sans doute convient-il de s’interroger sur l’esprit de la réforme.
Faut-il en attendre une refonte complète des règles ou un simple
toilettage des textes? En d’autres termes, s’agira-t-il d’un droit de
rupture ou de continuité?
I. L’ESPRIT DE LA RÉFORME : RUPTURE OU CONTINUITÉ?
Dans
une matière où l’enracinement historique est si fort, peut-on
raisonnablement imaginer l’émergence d’un droit entièrement nouveau?
Pour les auteurs de l’Offre de loi, la réponse est, sans hésitation,
négative. C’est à une réforme en douceur, à une réécriture assurée mais
prudente de la législation testamentaire qu’ils nous invitent. Pour
l’illustrer, on peut revenir sur trois questions qui intéresse la
notion même de « testament » : sa définition légale; la prohibition du
testament conjonctif; la prohibition du testament verbal.
A. DÉFINITION DU TESTAMENT
Les
ordonnances de Daguesseau ne comportaient aucune définition. Les
codificateurs ont donc innové en introduisant les articles 894 et 895
du Code civil, qui définissent respectivement « la donation entre vifs
» et « le testament ». Ce dernier texte enseigne que « le testament est
un acte par lequel le testateur dispose, pour le temps où il n’existera
plus, de tout ou partie de ses biens, et qu’il peut révoquer ».
Maladroite16, la définition légale suscite légitimement les foudres de
ceux qui sont attachés à la précision du vocabulaire juridique.
Au
cours des travaux de codification, l’article 895 a été victime d’un
accident terminologique : la « donation à cause de mort », initialement
visée par le projet de la Commission du gouvernement, s’est
métamorphosée devant le Conseil d’État en « testament » 17 — ce qui est
tout autre chose... Il en résulte une confusion fâcheuse
15. V.
notamment, H. Lécuyer, « Panorama 2003 des libéralités », RLDC 2004,
art. 217 ; M. Beaubrun, « Quelques observations sur une offre de loi
dénommée “Des libéralités” », Defrénois 2004, art. 38039.
16. « Omni definitio in jure civil periculosa est », Digeste 50. 17. 202.
17.
Le projet Jacqueminot (1799) prévoyait : « La donation à cause de mort
est un acte par lequel le donateur, seul dispose de tout ou partie de
ses biens, et qui n’a d’effet qu’autant que le donateur a persisté dans
la même volonté jusqu’à sa mort »; P.-A. Fenet, op. cit., t. I, p. 369.
Ce texte avait été reproduit sans changement dans le projet de la
Commission du gouvernement (1801); P.-A. Fenet, op. cit., t. II, p.
274. Mais à la suite des observations des tribunaux de Caen et de Lyon
(qui firent remarquer que « le Code emploie indifféremment les mots
testaments, donations testamentaires, donations entre
le contenant et le contenu. Contrairement à ce qu’indique l’article
895, le testament ne se confond nullement avec la libéralité
testamentaire, c’est-à-dire avec le legs. Le testament est un acte
cadre, qui peut naturellement servir de vecteur à une libéralité, mais
qui peut également porter beaucoup d’autres dispositions de dernière
volonté, aussi bien patrimoniales qu’extrapatrimoniales. Or c’est le
legs que définit l’article 895 et non le testament.
L’Offre de loi18
reprend néanmoins, mot à mot, la définition retenue par le Code civil.
Les auteurs de projet s’en sont expliqués : le texte proposé est un «
décalque, et il y en aura d’autres : une fois pour toutes, nous avons
résolu de ne pas modifier le Code civil pour le seul plaisir de le
rajeunir »19.
La tonalité générale de l’Offre est ainsi donnée. Ses
rédacteurs n’ont pas cherché à faire table rase du passé. Repoussant
les audaces du moment, les effets de mode, ils ont, au contraire,
souhaité conserver tout ce qui, à leurs yeux, méritait de l’être. Cette
fidélité au Code de 1804 est révélatrice d’une volonté de prévenir les
ruptures; mieux, elle témoigne sans doute d’une méthode législative :
l’art de la nuance.
B. LE TESTAMENT CONJONCTIF
Dans le même
esprit, l’Offre de loi (art. 953) réitère — dans les termes inchangés
de l’actuel article 968 du Code civil — la prohibition des testaments
conjonctifs20. Dans leur commentaire, les auteurs indiquent que « le
projet n’a pas cru devoir retenir la suggestion, maintes fois formulée,
de lever l’interdiction des testaments conjonctifs. Les raisons de
cette interdiction [protection de la liberté de décision et liberté de
révocation du testateur] sont toujours, en effet, d’actualité »21.
Aujourd’hui,
la prohibition introduite par l’ordonnance d’août 1735 est pourtant
généralement considérée comme plus gênante qu’utile22. Elle paralyse la
pratique des testaments-partages23 et sanctionne, bien sévèrement, des
époux communs
à cause de mort, donations par testament, pour
n’exprimer un seul et même acte; il serait à désirer qu’il n’employât
qu’un seul et même mot » : P.-A. Fenet, op. cit., t. III, p. 162), on
substitua à l’expression « donation à cause de mort » celle de «
testament » (P.-A. Fenet, op. cit., t. XII, p. 261), alors qu’il aurait
fallu retenir celle de « legs », voire de « donation par testament ».
18. Art. 895 de l’Offre.
19. Des libéralités, une offre de loi, préc., p. 18.
20.
Devant le Corps législatif, Bigot de Préameneu avait expliqué qu’il «
fallait éviter de faire renaître la diversité de jurisprudence qui
avait eu lieu sur la question de savoir si, après le décès de l’un des
testateurs, le testament pouvait être révoqué par le survivant.
Permettre de le révoquer, c’est violer la foi de la réciprocité; le
déclarer irrévocable, c’est changer la nature du testament, qui, dans
ce cas, n’est plus réellement un acte de dernière volonté. Il fallait
interdire une forme incompatible, soit avec la bonne foi, soit avec la
nature des testaments »; P.-A. Fenet, op. cit., t. XII, p. 553.
21. Des libéralités, une offre de loi, préc., p. 55.
22. Sur le recul de ses fondements, voir notamment, J. Flour et H. Souleau, Les libéralités, A. Colin, 1982, no 209, p. 136.
23.
À la différence du Code civil, qui condamne le testament-partage
conjonctif, l’ordonnance de 1735 exceptait « les actes de partage entre
enfants et descendants » (art. 77).
en
biens qui n’ont eu d’autres torts que de tester ensemble sans les
conseils d’un notaire. Concrètement, la règle sert plus souvent à
anéantir des volontés maladroitement manifestées qu’à protéger la libre
révocabilité des testaments. Aussi ne doiton pas s’étonner de
l’interprétation très réductrice qu’en donne la jurisprudence. Afin de
limiter les risques d’annulation, les tribunaux ne retiennent la
conjonctivité que si les deux volontés testamentaires s’expriment de
manière indissociable, en un seul corps de texte. Pour contourner
l’interdiction légale, il suffit simplement d’établir deux testaments ;
ces actes sont valides quand bien même ils sont faits en contemplation
l’un de l’autre, et dans des termes identiques24.
Bien sûr,
l’admission du testament conjonctif n’aurait pas été sans quelques
difficultés techniques. À l’instar du droit norvégien ou du droit
allemand, il aurait notamment fallu que le droit français prenne
position sur la possibilité ou l’impossibilité pour le survivant de
révoquer l’acte testamentaire25. Mais il n’y a là en réalité — comme en
témoigne le droit comparé — rien d’insurmontable.
Quoi qu’il en
soit, il faut convenir que la position de l’Offre de loi, en faveur du
statu quo, s’inscrit parfaitement dans la continuité des propositions
antérieures. Déjà après-guerre, la Commission de réforme du Code civil
s’était refusée, en dépit des fortes pressions doctrinales, à tout
aménagement de l’interdiction légale (art. 904 avant-projet). Plus
récemment, en réponse à un parlementaire qui souhaitait qu’après la
reconnaissance des donations conjugales mutuelles 26, on permette aussi
aux époux de tester par seul et même acte, le ministre de la Justice
n’a pas craint de justifier son refus en renouant, trait pour trait,
avec l’argumentation développée jadis par Bigot de Préameneu27.
C. LE TESTAMENT VERBAL
On
connaît la prévention traditionnelle du droit français à l’encontre du
testament verbal ou nuncupatif28. Depuis l’ordonnance de 1735, tout
testament doit emprunter une forme écrite29. Bien que le Code civil ne
le dise pas expressément, on déduit
24. Jurisprudence constante depuis Civ. 10 juillet 1849, DP 1849, 1, 253; S. 1849, 1, 547.
25.
Sous l’Ancien droit, alors que le Parlement de Paris jugeait que le
décès du premier testateur rendait l’acte intangible, les parlements
méridionaux (d’Aix ou de Toulouse) autorisaient la révocation du
testament conjonctif par le survivant. En cas de testament mutuel, ils
ajoutaient, toutefois, que celui qui révoquait la libéralité devait
alors restituer aux héritiers du prédécédé tout ce dont il avait
profité « en fonds et en fruits ». H. Regnault, Les ordonnances civiles
du Chancelier Daguesseau; Les testaments et l’Ordonnance de 1735, PUF,
1965, p. 463 s.
26. L’ancien art. 1097 C.civ. : « Les époux ne
pourront, pendant le mariage, se faire, ni par acte entre vifs, ni par
testament, aucune donation mutuelle et réciproque par un seul et même
acte ». Texte abrogé par la loi du 6 novembre 1963.
27. Supra, note no 20.
28. Du latin nuncupatio (nomen, capio) : déclaration solennelle, c’est-à-dire devant témoins.
29.
Article 1er de l’ordonnance de 1735 : « Toutes dispositions
testamentaires ou à cause de mort, de quelque nature qu’elles soient,
seront faites par écrit, déclarons nulles toutes celles qui ne seraient de
la combinaison des articles 893 et 969 que les dispositions orales de
dernières volontés sont entachées de nullité absolue30. Même en droit
international privé, on doit rappeler que la France a, lors de son
adhésion à la Convention de La Haye du 5 octobre 1961, retenu la
réserve de l’article 10, qui permet à un État contractant « de ne pas
reconnaître les dispositions testamentaires faites, en dehors de
circonstances extraordinaires en la forme orale par un de ses
ressortissants n’ayant aucune autre nationalité ». Il en résulte qu’un
français à l’étranger ne peut, en temps ordinaire, user de la forme
nuncupative; celle-ci ne lui est permise qu’en cas de situations
exceptionnelles, telles qu’inondations, guerres ou épidémies31.
L’Offre
de loi semble, à premières vues, se démarquer de cette réserve. Elle
propose un paragraphe second (le premier étant consacré aux «
testaments en la forme ordinaire »), intitulé « Des testaments en la
forme orale » (art. 967 à 969 de l’Offre). On y trouve, d’abord, la
consécration de la jurisprudence qui, depuis le début du XIXe siècle
(arrêt de Lauzon de 1826)32, admet qu’il est loisible aux héritiers du
testateur d’exécuter en connaissance de cause un testament verbal33.
L’article 967 du projet énonce : « Si l’héritier exécute volontairement
un legs verbal ou un désir exprimé par le défunt à titre de vœu, son
acte d’exécution vaut comme acquittement d’une obligation naturelle
sans emporter libéralité de sa part à l’égard du bénéficiaire ». Les
articles suivants (art. 968 à 969 de l’Offre, soit sept textes) sont
beaucoup plus originaux. À l’imitation d’expériences étrangères, ils
substituent aux divers testaments dits « privilégiés » (testament des
militaires; testament des pestiférés et des insulaires; testament des
navigants) une forme testamentaire unique : le testament d’urgence, ou
testament en cas de péril de mort.
Selon l’article 968 de l’Offre, «
S’il est impossible à une personne en péril imminent de mort, de
s’assurer à bref délai du ministère d’un notaire, elle peut demander
que ses dernières volontés soient recueillies immédiatement par témoins
». La déclaration testamentaire devrait être reçue soit par deux
témoins qualifiés (en principe un médecin et un gradé de gendarmerie),
soit par un témoin qualifié et deux personnes majeures, soit — à défaut
de tout témoin qualifié — par trois personnes majeures.
L’article 968-2 de l’Offre prévoit la rédaction d’un procès-verbal par l’un des
faites
que verbalement, et défendons d’en admettre la preuve par témoins, même
sous le prétexte de la modicité de la somme dont il aurait été disposé
».
30. Le premier de ces textes prévoit qu’on ne peut disposer de
ses biens par testament que « dans les formes ci-après établies »; le
second mentionne trois moules testamentaires, tous trois écrits. 31. G.
Droz, J.-Cl. Droit international privé, fasc. 557-B, no 84.
32.
Cass. req. 26 janvier 1826, S. 1827, I, 139. Solution reprise et
développée par Cass. req. 19 décembre 1860, DP 1860, 1, 18; S. 1861, I,
370 : « cette transmission ne procède pas directement du légataire
universel qui opère la délivrance, et qu’au contraire elle remonte à la
personne même du testateur, dont ce légataire ne fait qu’exécuter les
volontés ».
33. « Si une disposition de dernière volonté purement
verbale est nulle de plein droit, elle peut cependant, comme
constituant une obligation naturelle, servir de cause à une obligation
civile valable » : Cass. req. 20 novembre 1876, DP 1878, 1, 376; S.
1877, 1, 70; en dernier lieu, Civ. 1re, 22 juin 2004, JCP 2004, II,
10165, note A. Sériaux; D. 2004, 2953, note M. Nicod.
témoins.
Et c’est ce procès-verbal qui « vaudra comme testament » (art. 968-4,
al. 1er de l’Offre). Le projet de réforme indique que le procès-verbal
doit mentionner, outre les déclarations testamentaires du disposant, la
date, le lieu et les circonstances de sa rédaction. Avant de le clore :
« le témoin rédacteur donne lecture du contenu aux autres témoins,
ainsi qu’au disposant, lequel est en outre averti du caractère
provisoire de l’acte [durée de 6 mois, susceptible d’être prorogée] qui
vient d’être établi ». Le procès-verbal est ensuite signé par tous les
témoins et par le disposant lui-même, s’il est en état de signer (art.
968-2, al. 3); puis envoyé au procureur de la République du Tribunal de
grande instance dans le ressort duquel il a été dressé (art. 968-3, al.
1er). On retiendra qu’il est également prévu qu’une expédition de
l’acte est « rédigée séance tenante, également signée par tous les
témoins » (art. 968-2, al. 4) et qu’elle est conservée par le témoin
rédacteur (art. 968-3, al. 2).
On retrouve dans ces diverses
dispositions la logique qui a conduit à l’instauration, dès le droit
romain, des testaments privilégiés : à une situation exceptionnelle
répond un formalisme testamentaire dérogatoire, notablement allégé.
Cependant, l’appellation de « testament en la forme orale » nous semble
quelque peu contestable. Plutôt que la reconnaissance d’un testament
verbal, nous y voyons la résurrection d’une institution hybride de
l’Ancien droit : le testament nuncupatif écrit34.
Le testament
purement verbal suscite d’insurmontables difficultés probatoires, dues
à la défaillance de la mémoire des témoins, voire à leur décès avant la
mort du testateur. On comprend, dès lors, que la pratique méridionale
ait rapidement eu recours au soutien de l’écrit. L’habitude s’est
prise, dans les pays de droit écrit, de faire rédiger un procès-verbal
des déclarations testamentaires par un témoin privilégié, le notaire.
C’est cette pratique qu’entérina l’article 1er de l’ordonnance de 1735,
qui imposa la rédaction d’un écrit pour tout acte de disposition à
cause de mort. Le testament nuncupatif écrit est à l’origine de notre
testament notarié (art. 971 et s. C. civ.), qui lui aussi est un
testament sur dictée.
En définitive, le testament oral annoncé ne
mérite guère son nom; il ne constitue qu’un nouvel avatar du testament
par acte public35.
II. L’APPORT DE LA RÉFORME : LE POSSIBLE ET LE SOUHAITABLE
Il
convient maintenant d’évoquer, plus précisément, certaines
modifications de la législation consacrée aux testaments. Sans aucune
prétention d’exhaustivité, on relèvera seulement ici quelques points
sensibles qui touchent tant à la forme qu’à l’objet des dispositions
testamentaires.
34. H. Regnault, op. cit., p. 134 s.
35. Sur la
filiation des formes testamentaires depuis le droit romain, J.-Ph. Lévy
et A. Castaldo, Histoire du droit civil, Dalloz, 2002, no 900, p. 1216.
A. LE FORMALISME DU TESTAMENT
S’agissant
des solennités testamentaires, la réforme à venir pourrait emprunter
deux voies : la simplification et la valorisation.
1. La simplification des formes
En
1804, Bigot de Préameneu expliquait que « le plus grand défaut que la
législation sur les testaments ait eu chez les romains, et depuis en
France, a été celui d’être trop compliquée »; il ajoutait aussitôt
qu’avec la législation nouvelle « on a cherché les moyens de la
simplifier »36. En dépit de cette affirmation de principe, les
codificateurs n’ont pas toujours su s’en tenir à l’essentiel. Le poids
des traditions romaines et coutumières les a conduit à conserver dans
le Code civil des solennités archaïques et, par suite, inadaptées. On
rappellera, par exemple, que l’ancien article 976 imposait la présence,
lors de la rédaction de l’acte de suscription du testament mystique, de
six témoins en plus du notaire — et qu’un septième témoin était même
requis dans l’hypothèse où le testateur se trouvait dans l’incapacité
de signer (anc. art. 977). Il fallut attendre la loi du 8 décembre 1950
pour que la simplification des solennités testamentaires37 soit enfin à
l’ordre du jour. Cinquante ans plus tard, on relève encore bien des
exigences désuètes dans notre législation. L’allègement des formes
reste à parachever.
a. Pluralité des formes testamentaires
L’alinéa
1er de l’article 957 de l’Offre reprend, à l’identique, l’article 969
du Code civil. On y retrouve l’annonce des trois formes testamentaires
actuellement en vigueur (testament olographe, testament par acte public
et testament mystique). Toutefois, actualisant la présentation de notre
législation, l’alinéa 2 prend soin de mentionner la possibilité
désormais offerte au testateur d’user de la forme internationale38.
On
peut légitimement se demander s’il ne conviendrait pas, dans le cadre
d’une réforme du droit testamentaire, de supprimer le testament
mystique39. Celui-ci — dont le formalisme est encore très complexe —
est un héritage du droit romain (le testamentum tripartitum de
Justinien)40 recueilli successivement par l’ordonnance
36. P.-A. Fenet, op. cit., t. XII, p. 556.
37.
Réécriture et modernisation des articles 971 à 974 C. civ. (testament
par acte public), ainsi que des articles 976, 977, 979 et 980 C. civ.
(testament mystique).
38. Depuis le 1er décembre 1994, il est permis
de tester en France suivant la forme internationale. Son utilisation
n’est nullement subordonnée à l’existence d’un élément d’extranéité.
39.
« L’obsolescence des règles gouvernant le testament mystique montre, si
besoin en était encore, la nécessité d’une intervention législative
visant à les abroger » : J.-F. Montredon, La désolennisation des
libéralités, LGDJ, 1989, no 356.
40. Les solennités du « testament
tripartite » venaient à la fois de l’Ancien droit romain (il devait
être fait en un seul trait de temps et devant témoins), du droit
prétorien (sept témoins qui devaient apposer leur sceau) et du droit
impérial (subscriptio des témoins). V. notamment, J.-Ph. Lévy et A.
Castaldo, op. cit., no 878, p. 1193.
de
Daguesseau, puis par le Code Napoléon. Une telle forme de tester est
indéniablement utile dans certaines situations atypiques, en
particulier au profit de testateurs handicapés41. Mais, de nos jours,
le testament mystique fait double emploi avec le testament
international créé, en 1973, par la convention de Washington42. Ce
dernier n’est jamais qu’un testament mystique édulcoré43, dispensé
notamment de l’apposition surannée du cachet de cire et du scellement.
La loi Belge du 2 février 1983, qui a introduit la forme internationale
en Belgique, a rationnellement supprimé le testament mystique44. Si
l’on veut valoriser la forme internationale — jusqu’à présent
totalement inusitée en France —, il y a là, nous semble-t-il, un
exemple à suivre... Notre droit y gagnerait en simplicité.
b. Rénovation du testament notarié
Les
articles 960 à 964 de l’Offre reproduisent fidèlement ceux que nous
connaissons, depuis la loi de 1950, en matière de testament par acte
public (art. 971 à 975 C. civ.). Une nouvelle fois, le sens de
l’histoire, le respect des traditions et la prudence inhérente à
l’activité législative l’ont emporté. Les rédacteurs de l’Offre n’ont
pas suivi les invitations réformatrices, pourtant nombreuses, issues du
monde notarial.
Les notaires, on le sait, délaissent la forme
notariée au profit de la forme olographe, afin d’éviter de voir leur
responsabilité civile engagée. Paradoxalement, les risques
d’anéantissement d’un testament olographe sont moindres que ceux d’un
testament notarié. Les solennités du premier (art. 970 C. civ.)45 sont
en effet beaucoup plus faciles à respecter — et par suite à contrôler
par le notaire — que celles du second. Au surplus, le secret des
dispositions de dernières volontés est évidemment mieux garanti par un
testament qui ne requiert pas la présence de témoins. Dans ces
conditions, la simplification des rites imposés au testament
authentique est des plus urgentes. D’autant que la loi du 3 décembre
2001 a revalorisé ce mode d’extériorisation de la volonté
testamentaire, puisqu’il est désormais le seul permettant d’écarter le
droit viager au logement du conjoint survivant (art. 764 C. civ.).
Est-il
vraiment sérieux, s’il veut assurer au testament notarié le succès
qu’il mérite, de conserver des solennités qui n’ont de raisons d’être
qu’historiques — telles les mentions expresses46 requises à peine de
nullité par l’article 972, aliéna 4, du
41. D. Lochouarn, « La capacité de tester des personnes atteintes de surdité, de mutité ou de cécité », JCP N 2000, p. 819.
42.
Ch. Byk, « La forme internationale du testament », JCP N 1994, p. 331 ;
L. Revillard, « Une nouvelle forme de testament : le testament
international », Defrénois 1995, art. 36021.
43. Le testament
international répond par là au souhait des notaires, qui réclament un
allégement des rites imposés au testament mystique; 72e Congrès des
notaires de France, La dévolution successorale, Deauville, 1975, p. 521.
44. P. Delnoy, Libéralités et successions, Liège, 1991, no 18, p. 37 s.
45.
« Le testament olographe ne sera point valable, s’il n’est écrit en
entier, daté et signé de la main du testateur : il n’est assujetti à
aucune autre forme ».
46. Sur les mentions relatives à
l’accomplissement des formalités par le notaire, v. pour l’Ancien droit
: H. Regnault, op. cit., p. 87 s.
Code
civil? Ou encore, faut-il vraiment exiger la présence des témoins tout
au long des opérations de rédaction? Le législateur espagnol, qui en
1991 a supprimé toute intervention des témoins instrumentaires, a
judicieusement fait valoir qu’il fallait « permettre un plus haut degré
de discrétion et de réserve pour un acte aussi intime que la
disposition de dernière volonté »47. Dans le même esprit, l’Assemblée
de liaison des notaires de France qui s’est tenue à Paris en décembre
2003 a, de nouveau, réclamé « que dans le cadre de la réforme du droit
des successions actuellement en cours d’élaboration, le Conseil
supérieur du notariat propose l’allègement des règles de forme du
testament authentique, notamment par la suppression des témoins et du
second notaire »48.
Le
législateur pourrait prendre pour base de travail les propositions qui
ont été faites par le notariat. Déjà en 1975, le 72e Congrès des
notaires de France avait émis l’idée d’un testament par acte public
entièrement renouvelé : « Le notaire serait chargé de rédiger lui-même
le testament sur les instructions précises du disposant, sans que
celui-ci soit nécessairement présent... L’acte ainsi rédigé serait lu,
soumis à l’approbation du testateur qui le signerait hors la présence
des témoins. À la suite, les deux témoins instrumentaires seraient
simplement requis de constater que telle personne a consigné ses
dispositions à cause de mort »49. L’éviction des témoins de la phase de
rédaction de l’acte dévolutif mérite l’approbation. Il n’est pas
certain, en revanche, que la suppression de la dictée soit vraiment
opportune. C’est une chose d’énoncer oralement sa volonté, c’en est une
autre de se contenter de la lire sous la plume d’autrui. On court le
risque d’une transposition moins fidèle des dernières volontés, d’une
attention moins soutenue du testateur qui, souvent, s’en remettra à son
conseil.
2. La valorisation de la forme olographe
Le
testament olographe est, par excellence, l’instrument d’exercice de la
liberté testamentaire. Mais il s’agit d’un acte éminemment fragile.
Acte solennel, il est soumis à trois conditions de forme (écriture,
signature et datation) qui ne sont pas toujours bien comprises des
testateurs; d’où de sérieux risques d’annulation des dernières
volontés. Acte sous seing privé, il est sujet à une éventuelle
dénégation d’écriture, ou de signature, par les héritiers du disposant.
Afin
de renforcer l’efficacité du procédé, l’Offre de loi propose
d’introduire une formalité inédite et salvatrice (art. 958-1 de
l’Offre). Lorsqu’un testament olographe préalablement clos sera déposé
à l’étude d’un notaire, celui-ci devra mentionner la date du dépôt sur
le document remis; « cette mention vaudra comme date du testament qui
n’aurait pas été daté par le testateur ou qui l’aurait été
imparfaitement ».
47. Cité par A.M. Morales Moreno, chron. de droit espagnol, RTD civ. 1993, p. 440; également
J. Picard, « De quelques réformes en droit espagnol », JCP N 1995, p. 527.
48. Proposition AL 2003 — 8 bis; Defrénois 2004, actualités, p. 4.
49. 72e Congrès des notaires de France, La dévolution successorale, Deauville, 1975, p. 519.
La
nouvelle mission impartie à l’officier public devrait permettre de
sauver quelques testaments olographes qui, en dépit des
assouplissements jurisprudentiels50, restaient menacés d’une action en
nullité.
Ce n’est pas la première fois que le dépôt volontaire
retient l’attention des réformateurs. La Commission de réforme du Code
civil avait proposé d’attribuer une force probante renforcée au
testament olographe déposé personnellement par le testateur. L’article
908 de l’avant-projet prévoyait, en ce sens, que « si le testament
avait été mis en dépôt par le testateur entre les mains d’un notaire,
l’écriture sera réputée émaner du testateur, tant qu’une procédure de
vérification n’aura pas abouti à la constatation du contraire ». Le 72e
Congrès des notaires de France s’était à son tour, en 1975, prononcé en
faveur d’une semblable innovation51.
On pourrait, sans abus, songer
à combiner ces propositions : le dépôt notarié assurerait la datation
et confèrerait une force probante renforcée à l’écriture.
B. LE CONTENU DU TESTAMENT
L’objet
de cet acte de dernière volonté qu’est le testament est extrêmement
varié52. Dès lors, de très nombreuses modifications de la législation
pourraient être utilement envisagées. À titre d’illustrations, on
s’intéressera à la classification des legs et aux pouvoirs de
l’exécuteur testamentaire.
1. La classification des legs
Depuis
le Code de 1804, le droit français admet une classification tripartite
des libéralités testamentaires. Antérieurement, l’Ancien droit se
contentait d’opposer le legs universel, qu’il appelait aussi « legs à
titre universel », au legs particulier, dit encore « legs à titre
particulier »; le premier portant sur une universalité, le second sur
un bien ou sur un droit déterminé. Le projet de la Commission du
gouvernement (1801) n’avait pas été au-delà53. Mais au cours des débats
devant le Conseil d’État (mars 1803), en désaccord sur l’attribution de
la saisine aux « héritiers institués » (c’est-à-dire aux légataires),
les codificateurs ont eu l’initiative — vraisemblable
50. M.
Grimaldi, « La jurisprudence et la date du testament olographe »,
D.1984, chron. 253; C. Feddal, « La date du testament olographe », JCP
1989, I, 3423.
51. Les notaires ont proposé que le testateur, muni
d’une pièce d’identité, remette son testament à l’officier public qui
lui en délivrerait reçu. Le notaire dépositaire, chargé de la
conservation de l’acte, profiterait de l’occasion pour vérifier la
validité des dispositions prises ou, si le testament lui est remis
cacheté, avertir le testateur des cas d’annulation pouvant survenir.
Ainsi l’acte serait protégé et il incomberait alors aux héritiers
contestataires de rapporter la preuve qu’il s’agit d’un faux. 72e
Congrès des notaires de France, La dévolution successorale, Deauville,
1975, p. 512-513.
52. V., notamment, M. Grimaldi, « Les dernières volontés », Écrits en hommage à Gérard Cornu, PUF, 1994, p. 177 s.
53.
Le Code civil conserve encore quelques traces de ce dualisme originel.
En particulier l’article 871, qui oppose le « légataire à titre
universel » au « légataire particulier ».
ment
à la demande de Tronchet ou de Cambacérès54 — d’établir une catégorie
intermédiaire : le legs à titre universel (art. 1002 C. civ.).
Le périmètre de ce nouveau venu est aussi maladroit qu’arbitraire :
–
d’une part, l’énumération de l’alinéa 1er de l’article 1010 témoigne
d’une mauvaise compréhension de la catégorie créée. Dans le droit du
Code civil55, les immeubles ou les meubles (voire une quotité fixe
d’entre eux) ne constituent pas des universalités; à proprement parler
le legs de la totalité des immeubles ou des meubles ne peut donc pas
être « à titre universel »... Au reste, pourquoi limiter cette
appellation extravagante aux seuls immeubles et meubles, pourquoi ne
pas l’étendre alors à d’autres ensembles de biens?
– d’autre part,
et plus fondamentalement, la vocation à une fraction du tout
mérite-t-elle d’être traité différemment de la vocation au tout? Il est
permis d’en douter56. Qu’il s’agisse de la saisine ou du passif, on
pourrait, sans mal, faire l’économie de la notion de « legs à titre
universel ».
En dépit de ces critiques bien connues, l’Offre de loi
maintient le triptyque napoléonien. L’article 954 de l’Offre est le
décalque de l’article 1002 du Code civil : « Les dispositions
testamentaires sont ou universelles, ou à titre universel, ou à titre
particulier ». Il convient, cependant, de signaler une innovation
remarquable dans l’énumération légale des cas de « legs à titre
universel ». Aux immeubles ou aux meubles (ou à une quotité fixe
d’entre eux), l’article 971, alinéa 2, de l’Offre ajoute un nouvel
ensemble de biens : « tout ou partie d’une exploitation agricole ou
d’une entreprise commerciale, industrielle, artisanale ou libérale
susceptible d’attribution préférentielle... ». Dans le prolongement de
cette règle originale, le projet indique, quant à l’obligation au
passif, que « le testateur peut... imposer au légataire d’une
entreprise ou d’une exploitation de supporter tout le passif y
afférent, à condition qu’il ne soit pas porté atteinte à sa réserve »
(art. 978 de l’Offre).
2. Les pouvoirs de l’exécuteur testamentaire
En
1804, les codificateurs n’ont accordé à l’exécuteur testamentaire que
des pouvoirs modestes57. Selon le Code, il est seulement chargé de «
veiller » à l’exécution des
54. Lors de la séance du 27 ventôse an
XI (18 mars 1803), Tronchet, puis Cambacérès ont demandé et obtenu, à
l’extrême fin de la discussion, qu’on renvoie à la Section (comité
chargé de trancher les questions délicates) le sort de « l’héritier qui
n’était institué que pour partie » : P.-A. Fenet, op. cit., t. XII, p.
397. Et dans un élan transactionnel, la Section a donné naissance au «
legs à titre universel »...
55. Il en allait, il est vrai,
différemment dans l’Ancien droit. L’article 1010 a subi l’influence de
Pothier (« Des donations testamentaires », chap. II, sect. I, § 2) qui
enseignait que l’ensemble des biens de chaque espèce (les meubles, les
acquêts, les propres...et autres genera subalterna) formait des
universalités patrimoniales.
56. En ce sens, Ph. Malaurie, Les
successions, les libéralités, Defrénois, 2004, no 538. : la catégorie
legs à titre universel « complique inutilement la théorie du legs car
une fraction à la même nature que le tout ».
57. V. notamment, F. Letellier, « Les pouvoirs de l’exécuteur testamentaire — approche pratique », JCP N 2001, p. 1548 s.
dernières
volontés (art. 1031, al. 4 C. civ.). N’ayant qu’une mission de
surveillance58, il ne peut donc ni délivrer les legs, ni payer les
dettes successorales.
Le testateur est en droit d’élargir ses
prérogatives en lui accordant une saisine spéciale : mais celle-ci ne
porte que sur les meubles et a une durée limitée à « un an et un jour »
(art. 1026 C. civ.). Dans le silence des textes, la jurisprudence a
heureusement permis au testateur d’étendre encore un peu plus les
moyens de l’exécuteur testamentaire : il peut, par une clause spéciale,
l’autoriser à vendre des immeubles59 ou à procéder au paiement du
passif60, pourvu toutefois qu’il ne laisse pas d’héritier réservataire.
Après-guerre,
la Commission de réforme du Code civil s’était prononcée en faveur d’un
accroissement significatif des pouvoirs reconnus aux exécuteurs
testamentaires (art. 971 à 983 av.-pr.). L’avant-projet proposait de
permettre à l’exécuteur non saisi d’intervenir dans la délivrance des
legs, soit en coordination avec les héritiers, soit seul si ceux-ci
restent passifs. Quant à la saisine spéciale, l’avantprojet prévoyait
de l’étendre aux immeubles et de l’accorder pour un maximum de deux
ans, renouvelable par ordonnance du président du Tribunal. Il avait
même été imaginé qu’en l’absence de toute disposition du testament, le
président du Tribunal puisse, de lui-même, accorder cette saisine à
l’exécuteur testamentaire.
L’Offre de loi reprend certaines de ces
propositions (en particulier, le délai de deux ans, prorogeable une
fois par ordonnance du président du Tribunal de grande instance — art.
1000 de l’Offre). Mais, sur ce terrain, le texte le plus intéressant
est sans conteste l’article 999 de l’Offre. Il dispose : « En l’absence
d’héritiers réservataires acceptants, le testateur peut, en outre,
habiliter l’exécuteur testamentaire à disposer en tout ou partie des
immeubles de la succession, recevoir et placer les capitaux, payer les
dettes et les charges et procéder à l’attribution ou au partage des
biens subsistants entre les héritiers et les légataires ».
Dans leur
commentaire, les auteurs de l’Offre ont insisté sur l’importance des
bouleversements proposés : « Il n’est pas exagéré de dire que ces
derniers pouvoirs, que le testateur peut désormais conférer à
l’exécuteur testamentaire constituent une véritable révolution dans
notre droit successoral. Voici, par exemple, une succession dévolue à
des frères et sœurs du de cujus, qui certes ne sont pas des héritiers
réservataires, mais qui n’en ont pas moins la saisine légale; eh bien,
de la même façon que le testateur aurait pu les écarter purement et
simplement de la succession, il pourra, en les y laissant, les priver
du droit de procéder eux-mêmes à la liquidation et au partage de la
succession, et transférer ce droit à un exécuteur testamentaire »61.
58.
Civ., 15 avril 1867, DP 1867, 1, 295 : « Ce droit d’intervention
conféré par l’article 1031 du Code Napoléon à l’exécuteur testamentaire
est exercé par lui dans un simple intérêt de surveillance ».
59. Cass. req., 8 août 1848, DP 1848, 1, 188; S 1849, 1, 66; req., 17 avril 1855, DP 1855, 1, 201; S 1856, 1, 253.
60. Civ., 23 janvier 1940, DC 1941, p. 104, note A. trasbot.
61. Offre de loi, préc., p. 74.
62.
R. von Ihering, L’esprit du droit romain dans les diverses phases de
son développement, trad. O. de Meuleneare, 1877, t. III, p. 196.
CONCLUSION
Le
droit des libéralités n’est probablement pas une terre propice aux lois
de rupture. Et en son sein, le droit des testaments fait figure de roc
sur lequel se briseraient tous les projets trop radicaux, tous ceux qui
prétendraient oublier les leçons du passé.
Les propositions de
l’Offre de loi — même si quelques fois nous les aurions personnellement
souhaitées plus audacieuses — présentent l’immense avantage d’une
intégration aisée dans notre droit civil. On y retrouve, pour une large
part, des idées de réforme qui sont dans l’air du temps depuis plus
d’un demi-siècle.
Comme a pu le constater Ihering, « la sûreté et la
fixité de tout progrès (en droit) reposent sur la continuité
historique, sur la liaison intime du présent avec le passé »62.
La réforme des libéralités familiales
Nathalie Peterka
Professeur à la Faculté de droit de l’Université Paris 12
1.–
Qui dit « libéralité » pense aussitôt « libéralité familiale », tant il
est vrai que la famille apparaît comme le lieu privilégié — sinon
naturel — de la générosité et de la solidarité. Et de fait, les
rédacteurs du Code civil avaient envisagé les libéralités à l’aune des
relations familiales. Ils les ont considérées tout à la fois comme un
danger pour la famille du disposant et comme un bienfait, un
stimulateur de l’affection filiale. Les libéralités représentent,
d’abord, un danger pour la famille du disposant car elles sont avant
tout le moyen de priver les héritiers de leur part dans la succession
de leur auteur. Mais ce danger des libéralités en constitue également
la force. Les libéralités apparaissent aussi comme un bienfait en ce
qu’elles sont, pour l’ascendant, un moyen de « récompenser et de punir
»1, afin d’asseoir son autorité au sein de la famille2.
2.– Si les
libéralités et la famille forment un couple indissociable, il n’en
demeure pas moins que l’expression de « libéralité familiale » mérite
d’être précisée. De quelles libéralités et de quelles familles
s’agit-il?
De quelles libéralités? Le Code civil ne comporte pas de
définition de la notion de libéralité. L’article 893 se contente d’en
énoncer deux modèles, sous la forme d’un numerus clausus. Le texte
ouvre au disposant une alternative — unique — entre la donation entre
vifs et le testament. L’une et l’autre constituent le support commun
*
Le présent rapport est la reproduction de notre communication au
colloque. Son style oral a été, pour l’essentiel, conservé. Depuis la
rédaction de ce rapport, l’Assemblée nationale a été saisie d’un projet
de loi portant réforme des successions et des libéralités. On
regrettera que, dans sa version actuelle, le projet ne reprenne pas les
propositions de l’Offre de loi relatives aux libéralités graduelles
(Projet de loi portant réforme des successions et des libéralités, Ass.
nat., no 2427, 29 juin 2005; AJ fam. no 5/2005, p. 167; D. 2005, act.
p. 1799. Adde Ph. Malaurie, « Examen critique du projet de loi portant
réforme des successions et des libéralités », Defrénois 2005, art.
38298, p. 1963).
1. J.-L. Halpérin, Le Code civil, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 1996, p. 52 (citant Portalis).
2.
Portalis, Recueil Fenet, Paris, 1827, t. 12, p. 508, cité par X.
Martin, « Nature humaine et Code Napoléon », Droits 1985, no 2, p. 117
s., spéc. p. 119, note 6.
des
libéralités faites aux tiers et des libéralités familiales. Mais, en ce
dernier domaine, le Code civil procède à une déclinaison — voire à une
altération — des modèles. C’est le cas, tout d’abord, s’agissant des
libéralités conjugales. L’article 1096 tolère, jusqu’au premier 1er
janvier 2005, la révocation ad nutum des donations de biens présents
entre époux3. Quant à l’article 1093 et au futur article 1096, ils
consacrent expressément la donation de biens à venir entre époux. Et
l’article 1082 en admet la validité lorsqu’elle est consentie, par
contrat de mariage, aux futurs époux et aux enfants à naître du mariage.
Le
Code civil comporte, ensuite, des dispositions spécifiques concernant
les libéralités aux descendants. C’est la réforme de ces dernières qui
sera ci-après explorée. S’agissant des libéralités aux descendants, le
Code civil oscille, comme pour les libéralités en général, entre
suspicion et faveur. La suspicion se porte nettement sur les
libéralités en faveur du lignage. L’article 896 proclame la prohibition
des substitutions fidéicommissaires4, comme étant tout à la fois
constitutives d’un pacte
3. L’application dans le temps de l’article
21 de la loi du 26 mai 2004 relative au divorce, abrogeant la
révocabilité ad nutum des donations de biens présents entre époux
(ancien art. 1096 C. civ.), n’est pas sans susciter des difficultés.
S’agissant des donations consenties avant le 1er janvier 2005, il
semble a priori que l’action de la loi nouvelle soit paralysée. Le
principe de la survie de la loi ancienne, en matière contractuelle,
commande de soumettre les effets à venir des contrats en cours à la loi
en vigueur au jour de leur conclusion. Il en est spécialement ainsi des
causes de résolution ou de résiliation des contrats qui « doivent être
déterminées par la loi en vigueur au jour du contrat, parce que c’est
sur la foi de cette loi que le contrat a été passé » (P. Roubier, Le
droit transitoire, 2e éd., Dalloz et Sirey, 1960, no 75 et no 76, p.
367). Dans une telle analyse, les donations conjugales antérieures au
1er janvier 2005 demeurent librement révocables après cette date (en ce
sens, J. Rubellin-Devichi, « Le nouveau droit du divorce », JCP G 2004,
Act., 251. Adde, quoique plus nuancé, F. Sauvage, « Des conséquences du
divorce sur les libéralités entre époux et les avantages matrimoniaux
», Defrénois 2004, art. 38038, p. 1425, spéc. no 12, note 20). Roubier
(op. cit., no 82 s., p. 413 s.) enseigne cependant que la survie de la
loi ancienne doit être écartée, au profit de l’application immédiate de
la loi nouvelle, toutes les fois que cette dernière régit, non pas
seulement les conditions de validité et les effets du contrat, mais son
statut légal. Il en est ainsi toutes les fois que les dispositions
nouvelles reposent sur des exigences d’intérêt général et qu’elles
visent des sujets de droit déterminés, non pas en qualité de
contractants, mais en tant que catégorie de personnes soumises à un
statut légal particulier (par exemple, les héritiers, les
contribuables, les salariés). Il ne paraît pas excessif de soutenir que
l’article 21 de la loi du 26 mai 2004 participe du statut légal du
contrat et qu’il est, à ce titre, d’application immédiate. Le
législateur a cherché, en effet, à atteindre les époux ès qualité et
non pas en tant que donateur et donataire. La finalité poursuivie par
la loi de mettre un terme au décalage entre, d’une part, les donations
entre concubins ou partenaires liés par un PACS et, d’autre part, les
donations entre époux milite en ce sens (v. rapport. P. Gélard, Doc.
Sénat, no 120, 2003-2004, p. 133). Reste alors la question de
l’application dans le temps de l’article 23 de la loi, abrogeant la
nullité des donations déguisées entre époux ou faites par personnes
interposées (ancien art. 1099 al. 2 C. civ.). Dans la mesure où les
conditions de validité d’un contrat s’apprécient au jour de sa
conclusion, les libéralités consenties avant le 1er janvier 2005
demeurent annulables après cette date (en ce sens, A. Bénabent, La
réforme du divorce article par article, Defrénois, 2004, p. 33). La
dissociation des domaines d’application dans le temps des dispositions
des articles 21 et 23 de la loi nouvelle ne semble toutefois pas
opportune, surtout si l’on songe que l’abrogation de la nullité des
donations déguisées entre époux constitue le corollaire de celle de la
révocabilité des donations conjugales de biens présents. Dans cette
vue, il paraît légitime de rattacher l’abrogation de l’article 1099
alinéa 2 au statut légal de la donation et, par suite, de l’appliquer
immédiatement aux donations en cours.
4. Cette prohibition connut
une exception de courte durée, de 1807 à 1849, avec le rétablissement
des majorats. V., G. Ripert et J. Boulanger, Traité de droit civil
d’après le traité de Planiol, t. IV, LGDJ, Paris, 1959, no 3867.
sur
la succession future du grevé, contraires à sa liberté de disposer à
titre gratuit, à l’interdiction de gratifier les personnes futures et
indéterminées et à l’égalité successorale5. La prohibition n’est
cependant pas absolue. Les articles 1048 et 1049 autorisent le
disposant à grever de substitution ses enfants ou ses frères et sœurs
au profit de leurs enfants nés ou à naître, afin de protéger le
patrimoine familial6.
La faveur à l’endroit des libéralités
familiales transparaît, quant à elle, de la réglementation du partage
d’ascendant, et notamment, de la donation-partage. Conçue comme un acte
d’autorité parentale, cette dernière représente le parangon des
libéralités aux successibles7. Initialement soumise aux règles du
partage, la donation-partage fut réformée en profondeur par la loi du 3
juillet 19718. Il reste qu’en dépit de cette réforme, elle se révèle
aujourd’hui largement inadaptée à la nouvelle physionomie de la famille.
3.–
De quelles familles parlons-nous en effet? En 1804, la question aurait
sans doute paru incongrue. Le modèle familial désignait invariablement
un homme et une femme mariés et les enfants issus de cette union. En
2004, la structure de la famille a changé, sous l’influence d’un double
phénomène. Le premier correspond à l’allongement de la durée de vie
humaine9. Aujourd’hui, la famille regroupe non seulement les parents et
les enfants, mais aussi les petits-enfants, voire les
arrière-petitsenfants10. L’allongement de l’espérance de vie a modifié
la donne successorale. La transmission héréditaire ne remplit plus son
rôle d’établissement des enfants dans la vie active. En 1804,
l’héritier était un jeune homme, dans la force de l’âge, à
l’établissement duquel les parents devaient contribuer. La dévolution
légale, doublée de la réserve héréditaire, permettait de remplir ce
devoir familial. En 2004, l’héritier a vieilli. Il s’agit le plus
souvent d’un cinquantenaire, parfois au seuil de la retraite. Le
successeur recueille l’héritage à un moment où il n’en a, en principe,
plus besoin, où l’héritage reçu sera thésaurisé. Aussi, est-il souvent
judicieux de consentir une libéralité avec saut de génération, afin de
gratifier ceux qui en ont économiquement besoin. « Les petits-enfants
d’aujourd’hui sont les enfants d’hier »11. Le droit des libé
5. Bigot de Préameneu, « Exposé des motifs », in Arch. parlem., par Mavidal et Laurent, Recueil com
plet
des débats législatifs et politiques des chambres françaises de 1800 à
1860, t. VII, 1re partie, 1866, p. 433. 6. Bigot de Préameneu, séance
du 14 pluviôse an XI, in Arch. parlem., préc., p. 434. 7. Bigot de
Préameneu, in Arch. parlem., préc., p. 599.
8. Cette dernière a
reconnu au disposant la liberté de composition des lots, celle
d’exclure un descendant de la donation-partage et de fixer la date
d’évaluation des biens. La loi du 5 janvier 1988 a parachevé cette
évolution libérale, en permettant au donateur d’inviter un tiers à la
donation-partage, aux côtés des descendants, lorsqu’il s’agit
d’organiser la transmission d’une entreprise individuelle (art. 1075
al. 3 C. civ.).
9. L’espérance de vie a gagné plus de 10 ans en
moins d’un demi-siècle. Elle est de 75,2 ans pour les hommes et de 82,7
ans pour les femmes, L’Express 28 novembre 2002, « Petits-enfants.
Pourquoi et comment les aider », par J. Joly.
10. Un Français sur
deux a au moins un petit-enfant à 56 ans. À 66 ans, les trois-quarts en
ont un. Sur 12,5 millions de grands-parents, 2 millions sont arrières
grands-parents. V. L’Express 28 novembre 2002, art. préc.
11. La formule est de Ph. Renard. V. L’Express 28 novembre 2002, art. préc.
ralités
ne répond pas à ce constat démographique. Il interdit aux
grands-parents de gratifier les petits-enfants au-delà de la quotité
disponible12. Il s’oppose également à ce que les petits-enfants soient
appelés par leurs aïeux à une donation-partage, seraitce aux côtés de
leurs parents13.
Le second phénomène auquel se trouve confrontée la
famille, est celui des recompositions familiales. Les dispositions du
Code civil ont été écrites pour la famille traditionnelle. La famille
recomposée est exclue du bénéfice de la donationpartage, de même
qu’elle l’est de celui des substitutions permises.
4.– La mise en
adéquation du droit des libéralités avec la réalité démographique et
sociologique implique ainsi l’élargissement de la donation-partage et
des substitutions. En 2003, le Conseil supérieur du notariat a remis au
garde des Sceaux une proposition de réforme des libéralités en ce sens.
De son côté, la doctrine n’est pas en reste. Ses membres les plus
éminents, en les personnes de Jean Carbonnier et de MM. Catala, de
Saint-Affrique et Morin, ont rédigé une « Offre de loi » à l’adresse du
législateur14. Cette offre propose, à son tour, de rénover, de manière
substantielle, la donation-partage et les substitutions. Aussi, seront
explorées, d’abord, la réforme de la donation-partage (I) puis celle
des substitutions (II).
I. LA RÉFORME DE LA DONATION-PARTAGE
5.–
La réforme de la donation-partage poursuit l’ajustement de cette
dernière aux mutations de la société contemporaine. Les recompositions
familiales et l’allongement de la durée de vie humaine conduisent à
souhaiter la double ouverture de cette libéralité aux beaux-enfants
(A), d’une part, et aux petits-enfants (B), d’autre part. On les
envisagera les uns après les autres.
12. Même si le droit fiscal
encourage les donations avec saut de génération. V. art. 790 B CGI
prévoyant un abattement de 30 000 euros sur la perception des droits de
mutation à titre gratuit entre vifs, pour les donations entre
grand-parent et petit-enfant. Adde, loi no 2003-1311 du 30 décembre
2003, JO 31 décembre 2003, instaurant une réduction de droits de 50 %,
quelque soit l’âge du donateur, sur les donations consenties en pleine
propriété entre le 25 septembre 2003 et le 30 juin 2005. V. Instr. du 6
novembre 2003, BOI 7 G-5-03; Defrénois 2004, art. 37869, p. 164. La loi
de finances pour 2005 (loi no 2004-1484 du 30 décembre 2004, JO du 31
décembre 2004) a prolongé ce dispositif jusqu’au 31 décembre 2005. Afin
d’encourager les jeunes générations à consommer, la loi no 2004-804 du
9 août 2004, pour le soutien à la consommation et à l’investissement
fait bénéficier les dons de sommes d’argent consentis en pleine
propriété, entre le 1er juin 2004 et le 31 mai 2005, aux enfants et aux
petitsenfants âgés de 18 ans révolus, d’une exonération totale des
droits de mutation à titre gratuit dans la limite de 20000 euros. Cette
mesure se cumule, le cas échéant, avec l’abattement de 30000 euros
prévu par l’article 790 B du CGI. V. Instr. 8 juin 2004, BOI 7 G-2-04;
JCP N 2004, en bref, p. 1023.
13. Exception faite de l’article 1075 alinéa 3 du Code civil.
14.
J. Carbonnier, P. Catala, J. de Saint-Affrique, G. Morin, Des
libéralités. Une offre de loi, Defrénois, 2003, préface J. Carbonnier.
Sur laquelle, M. Beaubrun, « Quelques observations sur une offre de loi
dénommée “Des libéralités” », Defrénois 2004, art 38039, p. 1439.
A. L’OUVERTURE DE LA DONATION-PARTAGE AUX BEAUX-ENFANTS
6.–
L’ouverture de la donation-partage aux beaux-enfants se heurte, en
l’état actuel du droit, aux dispositions de l’article 1075 alinéa 1er
du Code civil. Le texte restreint le cercle des bénéficiaires de la
donation-partage aux seuls successibles de l’ascendant donateur. Les
beaux-enfants — qui n’ont pas de vocation ab intestat dans la
succession de leur parâtre ou de leur marâtre — en sont donc exclus.
7.–
Il en est du moins ainsi de la donation-partage simple, c’est-à-dire de
celle qui est l’œuvre d’un seul ascendant. La donation-partage
conjonctive est, en revanche, davantage perméable aux recompositions
familiales. Ici, les époux font masse de leurs biens pour les partager
entre leurs enfants. La doctrine admet majoritairement qu’un couple
marié puisse appeler à la donation-partage non seulement les enfants
communs mais aussi les enfants d’une précédente union15. Où se situe
alors la difficulté? Elle tient à l’étendue des droits dont chaque
enfant peut être alloti. La donation-partage étant un acte
d’anticipation successorale, elle ne doit pas conduire à attribuer à un
enfant des biens sur lesquels il n’a aucun droit en tant que
successible. Aussi, la doctrine dominante enferme la donation-partage
conjonctive incluant des enfants de lits différents dans une double
limite. D’une part, le descendant ne doit être alloti que du chef de
son auteur et, d’autre part, il ne doit pas recevoir des biens propres
de l’autre époux16.
8.– Un arrêt de la Première chambre civile de la
Cour de cassation du 14 octobre 1981 est venu cependant jeter le
trouble sur cette solution17. En l’espèce, un couple marié en
troisièmes noces avait procédé à une donation-partage conjonctive entre
ses quatre enfants, dont deux étaient issus d’un précédent mariage du
mari. La donation-partage incluait à la fois les biens propres du mari
et les biens communs du couple. La Cour de cassation censure les juges
du fond ayant refusé de prononcer la nullité de la libéralité, au motif
que l’« épouse en troisièmes noces n’étant pas l’ascendante des enfants
du second lit, [elle] ne pouvait inclure ces derniers parmi les
bénéficiaires d’une donation-partage, fût-elle conjonctive, portant
indistinctement sur les biens des deux époux ». Une analyse exégétique
de l’arrêt conduit à condamner la possibilité de former le lot des
enfants d’un premier lit à partir des biens communs du couple18.
Diversement interprété19, l’arrêt laisse planer un doute sur les
15. À la condition qu’il y ait une pluralité d’enfants à l’égard de chaque époux.
16.
En ce sens, P. Catala, La réforme des liquidations successorales, 3e
éd., Defrénois, préface J. Carbonnier, no 111; M. Grimaldi, Droit
civil. Libéralités. Partages d’ascendants, Litec, 2000, no 1766.
17.
Civ. 1re, 14 octobre 1981, JCP N 1982, II, p. 146, note M. Dagot ; D.
1982, IR p. 236, obs. D. Martin; Defrénois 1982, p. 431, obs. G.
Champenois; RTD civ. 1982, p. 646; obs. J. Patarin; JCP N 1983, II, p.
54, obs. Ph. Rémy; Journ. not. 1983, art. 57071, obs. A. Raison. Adde,
J.-M. Bez, « La donation-partage par deux époux en présence d’enfants
de plusieurs lits », JCP N 1983, I, p. 283 s.
18. À l’égard de
l’enfant non commun, la libéralité est une donation-partage simple, de
telle sorte qu’elle renvoie à la controverse relative à la possibilité
d’inclure un bien de communauté dans une pareille donation. V., M.
Grimaldi, Libéralités. Partages d’ascendants, op. cit., no 1756, note
59.
19. V. supra, notes 16 et 17.
droits des beaux-enfants au sein d’une donation-partage conjonctive, ce qui préjudicie à la sécurité de la transmission.
9.–
C’est pourquoi, le notariat20 et une partie de la doctrine21 appellent
de leurs vœux l’insertion dans le Code civil, de dispositions
spécifiques permettant d’inclure des enfants de lits différents dans
une donation-partage conjonctive. Il serait opportun d’admettre que les
époux puissent gratifier les enfants d’une précédente union, au moyen
non seulement des biens propres de leur auteur, mais aussi des biens
communs du couple voire des biens propres de l’autre conjoint. On
pourrait d’ailleurs aller plus loin et autoriser la donation-partage
conjonctive en l’absence d’enfants communs, voire la donation-partage
simple incluant les enfants de l’autre conjoint22.
10.– Il reste que
l’ouverture de la donation-partage aux beaux-enfants ne résoudrait pas
toutes les difficultés. Tout d’abord, il serait indispensable de la
combiner avec une réforme de la fiscalité. Les beaux-enfants sont
actuellement traités comme des étrangers, à l’égard de leur parâtre ou
de leur marâtre. Les libéralités que ces derniers leur consentent sont
assujetties au taux de 60 %. La fiscalité est ici en décalage avec la
réalité sociologique, si on songe au nombre d’enfants élevés par un
beau-père ou une bellemère23. Ensuite, l’ouverture de la
donation-partage aux beaux-enfants ne permettrait pas, à elle seule, de
réaliser l’égalité patrimoniale entre les enfants de lits différents.
En effet, l’égalité se heurte ici à l’obstacle de la réserve
héréditaire. Prenons l’exemple d’un homme ayant trois enfants d’une
première union24. Il se remarie, un enfant naît de cette seconde union.
L’enfant commun doit recevoir sur les biens du couple, au titre de sa
réserve, une part supérieure à celle de ses demi-frères et de ses
demi-sœurs. L’intangibilité de la réserve interdit au nouveau couple de
répartir les biens par portions égales entre tous les enfants, sauf à
recourir à l’adoption25 ou à l’assurance vie qui permet de transmettre
un capital hors succession26.
20. Le questionnaire relate que 77 %
des notaires souhaitent des dispositions spécifiques permettant
d’inclure des enfants de lits différents dans une donation-partage
conjonctive. V., 100e Congrès des notaires, op. cit., p. 920, note 1311.
21. V., H. Fulchiron, « La transmission des biens dans les familles recomposées », Defrénois 1994, art. 35853, p. 833 s.
22.
On relèvera que, pour l’heure, la loi no 2002-305 du 4 mars 2002, ayant
abrogé l’article 1100 du Code civil, taille une brèche en faveur des
donations simples aux beaux-enfants. Ces derniers ne sont plus présumés
être des personnes interposées entre le donateur et son époux F.
Sauvage, « La discrète abrogation de l’article 1100 du Code civil »,
JCP N 2002, 1347.
23. Parmi les enfants dont les parents sont
séparés, 26 % résident avec un beau-père, 3 % avec une belle-mère et 22
% avec des demi-frères. Un enfant sur trois ne voit jamais son père.
V., C. Villeneuve-Gkalp, « Les comptes d’une rupture », in « L’enfant
séparé », revue Mutations oct. 2001; M. Gaillard et A. Leguy, Vivre en
famille recomposée, Vuibert, coll. « Guid’Utile », 2002 cités in 100e
Congrès des notaires, op. cit., p. 924, note 1319.
En Europe,
l’Allemagne et la Suède font bénéficier les beaux-enfants du même
statut que les enfants du couple. En France, le rapport au Sénat de M.
Ph. Marini (no 65, session ord. 2002-2003) propose d’étendre aux
familles recomposées le barème fiscal en ligne directe, après un
abattement de 15000 euros. V. 100e Congrès des notaires, op. cit., p.
924.
24. V. 100e Congrès des notaires, ibid.
25. Adoption simple ou adoption plénière.
26. V. art. L. 132-12 et L. 132-13 C. assur.
11.–
Pour remédier à ce déséquilibre, le notariat propose de consacrer la
validité de certains pactes successoraux. Les enfants — ou l’un d’entre
eux — pourraient renoncer, au moyen de ces pactes, à tout ou partie de
leur réserve. L’enfant commun pourrait s’engager, par avance, à ne pas
agir en réduction des libéralités faites à ses demi-frères et sœurs27.
Ces pactes de renonciation fonctionnent en Suisse et en Allemagne28. En
France, leur admission serait doublement révolutionnaire. Elle
impliquerait, d’une part, de passer outre la réserve héréditaire et,
d’autre part, de s’affranchir de la prohibition des pactes sur
succession future. Mais il est vrai que l’une comme l’autre ne cessent
de décliner29.
12.– Si l’aspiration à l’égalité patrimoniale est
sans doute légitime, il convient néanmoins de tempérer l’enthousiasme
que peuvent susciter les pactes de renonciation. L’égalité et la
fraternité ne font pas toujours bon ménage dans les familles
recomposées. Si les pactes de renonciation étaient consacrés, des
précautions fondamentales devraient être prises de nature à protéger le
renonçant. Les règles de capacité devraient être strictes. Il serait
judicieux d’édicter à l’égard du mineur une incapacité de jouissance
sur le modèle de celle qui existe en matière de donations entre vifs30.
L’authenticité notariale constituerait également une garantie de
l’intégrité du consentement du renonçant. De semblables précautions
devraient pareillement entourer l’ouverture de la donation-partage aux
petits-enfants.
B. L’OUVERTURE DE LA DONATION-PARTAGE AUX PETITS-ENFANTS
13.–
L’ouverture de la donation-partage aux petits-enfants se heurte, à son
tour, à l’article 1075 du Code civil. Comme il a été dit, ce texte
restreint le cercle des bénéficiaires de la donation-partage aux
héritiers présomptifs. Les petits-enfants ne peuvent ainsi être invités
par leurs grands-parents à une donation-partage qu’en représentation de
leur auteur prédécédé31.
14.– L’exclusion des petits-enfants de la
donation-partage est en décalage avec l’allongement de l’espérance de
vie humaine. Le droit fiscal l’a bien compris. Il multiplie les
abattements accordés aux donations entre grands-parents et
petits-enfants32. Pour sa part, le droit civil tarde à s’adapter au
vieillissement de la famille. Plusieurs propositions — visant notamment
à favoriser la transmission de l’entreprise fami
27. V. 100e Congrès des notaires, op. cit., p. 923 s.
28. 100e Congrès des notaires, op. cit., p. 911 et 914; J.-Cl. législ. comp. : Suisse, fasc. 3, no 119 s.
29.
Y. Flour, « Libéralités et libertés. Libéralités et personnes physiques
», Defrénois 1995, art 36142; F. Terré, Y. Lequette, Droit civil. Les
successions. Les libéralités, 3e éd., Dalloz, coll. « Précis »,
1997, no 616 s.
30. V. art. 903 et 904 C. civ.
31.
Encore qu’il faille ajouter le cas dans lequel l’ascendant entend
transmettre une entreprise individuelle. Dans cette hypothèse l’article
1075 alinéa 3 l’autorise à attribuer l’entreprise à un tiers, qui peut
être son petit-fils.
32. V. supra, note 12.
liale
— ont pourtant été émises en vue de remédier à ce divorce du droit et
de la démographie33. La première d’entre elles tendait à introduire
dans le Code civil la notion de « pacte de famille ». Il était proposé
de permettre aux enfants de renoncer par ce pacte, de manière
définitive, à leur part de réserve, tout en laissant au disposant la
faculté d’aliéner les biens à titre onéreux. Le pacte de famille était
ainsi conçu comme le moyen pour l’entrepreneur d’organiser, avec le
concours de tous les membres de sa famille, la transmission de son
patrimoine professionnel et personnel, sans pour autant le dessaisir de
la pleine propriété de ses biens de son vivant. Cette proposition ne
fut jamais adoptée, en raison des dangers qu’elle recelait pour les
réservataires tout à la fois privés du bénéfice de l’égalité
successorale et confrontés à la liberté exorbitante du de cujus de
révoquer le pacte à tout moment34.
15.– Avec le changement de
siècle, apparut une nouvelle idée, celle de la donation avec saut de
génération. Cette dernière doit permettre à la première génération
d’accepter que la donation consentie à la seconde soit imputée sur sa
part de réserve. Le recours à la notion de donation, par préférence à
celle de pacte de famille, présente l’avantage de lier définitivement
toutes les parties à l’acte, y compris l’ascendant donateur, lequel se
trouve actuellement et irrévocablement dessaisi des biens donnés.
Défendue par le notariat35, la donation avec saut de génération est
puissamment vivifiée par l’Offre de loi du doyen Carbonnier et de MM.
Catala, de Saint-Affrique et Morin. Ces auteurs proposent d’étendre le
cercle des bénéficiaires de la donationpartage aux petits-enfants et,
par suite, de consacrer la notion de « donation-partage
transgénérationnelle ». La finalité poursuivie est d’autoriser une
double anticipation successorale36. Il s’agit tout à la fois
d’anticiper la succession de l’ascendant donateur et celle du
descendant donataire, en faisant participer à la donation-partage
l’enfant du disposant et les petits-enfants de ce dernier. La
donation-partage transgénérationnelle permettrait ainsi de gratifier
simultanément plusieurs générations — les enfants et les petits-enfants
— ou la génération subséquente seulement — les petitsenfants. Mieux
encore, l’association de plusieurs générations pourrait autoriser le
recours à une figure juridique peu banale, celle de la donation-partage
au profit d’un fils unique et d’un petit-fils unique37!
33.
Proposition de loi tendant à l’introduction du pacte de famille dans
notre droit successoral, no 184, seconde session ordinaire 1977-1978;
no 262, session extraordinaire 1980-1981; no 313, troisième session
extraordinaire 1985-1986, citées in 100e Congrès des notaires, op.
cit., p. 919, note 1306. Adde, 72e Congrès des notaires, Deauville
25-28 mai 1975 ; 79e Congrès des notaires, Avignon, 8-11 mai 1983, p.
172 s.; 86e Congrès des notaires, Lille 20-23 mai 1990, p. 560 s.
34.
Rép. Min. Just., no 18740, G. Sprauer, du 19 octobre 1979, JOAN, 19
octobre 1979, p. 8600; Rép. Min. Just., no 32621, J.-H. Maujoüan du
Gasset, du 30 mai 1983, JOAN, 5 septembre 1983, p. 3913; Rép. Min.
Just., no 51205, R. Marcellin, JOAN, 3 septembre 1984, p. 3965; Rép.
Min. Just., Deprez, du 2 mai 1989, JOAN, 3 juillet 1989, citée in 86e
Congrès des notaires, Lille, 20-23 mai 1990, p. 561. V. également les
critiques de P. Catala, Discours de clôture du 72e Congrès des
notaires, Deauville, 25-28 mai 1975, JCP N, prat. 6068, spéc. p. 354.
35.
96e Congrès des notaires, Lille 28-31 mai 2000, Le patrimoine au XXIe
siècle. 36. J. Carbonnier, P. Catala, J. de SaintAffrique et G. Morin,
op. cit., p. 104 s. 37. Art. 1079-1 al. 1er de l’Offre de loi.
16.–
L’ouverture de la donation-partage aux petits-enfants ne serait pas
sans provoquer des remous. Elle implique, en effet, un bouleversement
du droit des libéralités. La donation-partage transgénérationnelle
suppose, pour déployer pleinement ses effets, que la première
génération accepte de renoncer à tout ou partie de sa réserve au profit
de la seconde38. Sa consécration s’attaquerait ainsi à deux piliers de
l’ordre public successoral : la réserve héréditaire, mais aussi la
prohibition des pactes sur succession future. Nous avons vu, cependant,
à propos des beaux-enfants, que ces obstacles ne sont pas
insurmontables. Qui plus est, il n’est pas question d’évincer la
réserve, dont les racines sont fortement ancrées dans notre droit, mais
seulement de l’apprécier différemment. Au lieu d’être mesurée par
génération, comme c’est le cas actuellement, le projet propose de
l’apprécier par souche39. Cette modification du droit des libéralités
autoriserait les combinaisons les plus souples. Ainsi, dans l’hypothèse
d’une famille nombreuse, comportant plusieurs enfants, le partage se
ferait par souche, chaque enfant étant à la tête d’une souche. À
l’intérieur de chacune d’entre elles, l’ascendant donateur serait libre
de gratifier plusieurs générations ou une génération seulement40. Il
conserverait, en outre, la liberté d’exclure de la donation-partage
tous les descendants d’une souche, sauf à ces derniers de réclamer leur
part de réserve conformément aux dispositions du Code civil41.
Prenons
l’exemple d’un père de famille ayant trois enfants, Pierre, Paul et
Jacques. Pierre a lui-même deux enfants, Paul en a trois et Jacques a
un fils unique. Le patrimoine du père de famille se compose d’un
portefeuille de valeurs mobilières, d’un appartement et d’une maison de
campagne. L’ascendant se voit reconnaître par l’Offre de loi le droit
d’attribuer le portefeuille à son fils Pierre, l’appartement à Paul et
à ses trois enfants et la maison au fils de Jacques. L’ascendant peut
également exclure de la donation-partage la souche représentée par
Jacques, qui pourra alors réclamer sa réserve au décès du père de
celui-ci.
17.– La donation-partage transgénérationnelle est encore
plus largement ouverte lorsqu’elle opère la transmission d’une
entreprise individuelle ou de titres sociaux. En pareil cas, l’article
1080 de l’Offre de loi prévoit la faculté d’appeler un tiers à la
donation-partage, aux côtés des enfants et des petits-enfants. La
proposition tend à élargir le domaine de l’actuel article 1075 alinéa 3
du Code civil, qui n’autorise à inviter un tiers à la donation-partage
que dans le seul cas de l’entreprise individuelle. Elle doit être
reliée à l’article 1832-6 de l’Offre de loi qui, débarrassant les
pactes d’associés de leurs entraves actuelles42, valide les cessions de
parts consenties, au moyen d’un seul et même acte, aux héritiers
présomptifs d’un associé ou à certains d’entre eux ainsi qu’à d’autres
personnes, physiques ou morales, et les répartitions de droits ainsi
transférés. La liberté ouverte au disposant serait ici encore plus
grande
38. Art. 1079-1 al. 2 de l’Offre de loi.
39. Art. 1079-2. 40. Art. 1079-2.
41. Art. 1077-1 et 1077-2 C. civ.
42. V. art. 1870 C. civ.; art. L. 221-15 et L. 222-10 C. com.
que
dans le cadre du partage d’ascendant puisqu’il lui serait loisible de
combiner, au sein d’un même pacte, des cessions gratuites et des
cessions onéreuses, des cessions actuelles avec de simples promesses de
cession43. Ces dispositions percent un chemin — timide — en direction
de l’ouverture de la donation-partage aux beaux-enfants. L’Offre de loi
n’y invite ces derniers que pour la transmission de l’outil de travail
du disposant. Elle leur ouvre, en revanche, plus largement les portes
des libéralités successives, en associant la famille recomposée à la
réforme des substitutions.
II. LA RÉFORME DES SUBSTITUTIONS
18.–
La réforme des substitutions participe, à l’instar de celle de la
donation-partage, du souci d’ajuster le droit des libéralités aux
attentes de la société contemporaine. L’objectif poursuivi est de
gratifier, au moyen de libéralités successives, deux personnes
différentes, en imposant au premier bénéficiaire (le grevé) la charge
de conserver les biens et de les transmettre à son décès au
bénéficiaire en second (l’appelé). En l’état actuel du droit, ces
libéralités successives se heurtent à la prohibition des substitutions
fidéicommissaires. Ces dernières ne sont tolérées par le Code civil
qu’en ligne directe ou en ligne collatérale. Reposant sur un mécanisme
fiduciaire, l’ouverture des substitutions (A) fournit l’occasion de
s’interroger sur la reprise des travaux sur la fiducie (B). On
envisagera l’une puis l’autre.
A. L’OUVERTURE DES SUBSTITUTIONS
19.–
L’ouverture des substitutions constitue l’une des innovations
remarquables de l’Offre de loi. De fait, la prohibition des
substitutions fidéicommissaires, perçues en 1792 et en 1804 comme le
bras armé des idées contre-révolutionnaires, paraît aujourd’hui
anachronique44. Quant aux substitutions exceptionnellement permises, il
semble qu’elles soient tombées en désuétude, faute de répondre aux
préoccupations des disposants et aux nouveaux modèles familiaux45.
Outre leur restriction aux seules lignes directes et collatérales,
elles ne fonctionnent, en effet, qu’à hauteur de la quotité disponible.
Il en est d’ailleurs de même de leurs succédanés, tels que le legs
43. V. art. 1832-6 al. 2 à 5 de l’Offre de loi.
44.
Les substitutions fidéicommissaires étaient conçues dans l’Ancien droit
comme l’instrument du droit d’aînesse et de masculinité. Le Code civil
les prohiba, à la suite du droit intermédiaire (décrets des 25 octobre
et 14 novembre 1792), comme étant un « acte de législation » privé
contraire à l’égalité successorale. Bigot de Préameneu, « Exposé des
motifs », in Arch. parlem., op. cit., p. 433. Adde, F. Terré, Y.
Lequette, op. cit., no 562.
45. Ph. Malaurie, L. Aynès, Les successions. Les libéralités, par Ph. Malaurie, Defrénois, 2004, no 779.
de
residuo46 que l’Offre de loi consacre sous le nom de « libéralités
résiduelles » et élargit aux donations47. Le projet entreprend
l’ajustement des substitutions fidéicommissaires aux aspirations de la
société et de la famille contemporaines, en les dotant de règles
nouvelles applicables, pour la plupart, aux libéralités résiduelles48.
20.–
Le rajeunissement souhaité des substitutions commence, d’abord, par un
changement de dénomination. L’Offre de loi tire un trait sur les
anciennes substitutions, chargées d’un passé historique trop lourd,
pour les désigner sous le nom — sans doute jugé plus neutre — de «
libéralités graduelles »49.
21.– Il se manifeste, ensuite, par une
triple ouverture de ces libéralités. Celle-ci a trait, au premier chef,
aux personnes qui peuvent y être invitées. Les libéralités graduelles
sont ouvertes à quiconque, que ce soit en qualité de grevé ou d’appelé.
Leur validité n’est pas subordonnée à l’existence de liens de parenté
entre les parties aux libéralités successives. L’Offre de loi autorise
ainsi le disposant à grever un tiers au bénéfice d’un enfant fragilisé
par un handicap. La levée des frontières familiales permet également
aux familles recomposées de trouver, dans la libéralité graduelle, un
instrument de transmission adapté à leur structure. Elle fournit au
disposant le moyen de gratifier son conjoint en pleine propriété, à
charge pour ce dernier de transmettre les biens reçus à son décès, aux
enfants issus d’une précédente union du disposant. En l’état actuel du
droit, seule la stipulation d’un quasi-usufruit permet d’approcher ce
résultat.
22.– L’ouverture des libéralités graduelles se manifeste,
ensuite, sur le terrain des obligations du grevé. L’article 1028 les
assouplit de manière significative. Le droit positif soumet les biens à
une inaliénabilité de fait dans le patrimoine du grevé50. L’Offre de
loi débarrasse les substitutions de cet inconvénient économique. Elle
n’impose au grevé, sauf stipulation contraire, que l’obligation de
conserver la valeur des biens reçus. Ainsi, est-il seulement interdit
au grevé de disposer des biens à titre gratuit ou de les consommer en
pure perte.
Il reste que le statut des biens dans le patrimoine du
grevé ne va pas sans soulever des difficultés. Est-il encore possible
de soutenir que ces biens sont l’objet d’un droit de propriété alors
que leur titulaire est privé du droit d’en disposer à titre gratuit et
d’en consommer la valeur comme il l’entend?
Par ailleurs, la
libéralité graduelle n’est pas dépourvue de risques pour l’appelé. À
défaut de garanties et de sûretés efficaces, ce dernier est livré à la
merci des créanciers du grevé, dont il subit l’insolvabilité51. Les
créanciers pourront saisir les biens
46. Ce dernier désigne « la
disposition par laquelle le testateur lègue ses biens à une personne en
stipulant que ce qui en restera à la mort de celle-ci sera attribué à
une seconde personne qu’il désigne » : F. Terré, Y. Lequette, op. cit.,
no 575.
47. V. art. 1040 s. relatifs aux « libéralités résiduelles ».
48. Art. 1043 de l’Offre de loi.
49. Comp. Ph. Malaurie et L. Aynès, op. cit., no 788.
50. M. Grimaldi, Libéralités. Partages d’ascendants, op. cit., no 387.
51. J. Carbonnier, P. Catala, J. de SaintAffrique et G. Morin, op. cit., p. 84.
destinés à l’appelé à proportion de la part qu’ils représentent dans le patrimoine
du grevé52.
Ces
objections pourraient être levées si on se résolvait à consacrer, de
manière ponctuelle, la notion de patrimoine d’affectation. Celle-ci
devrait s’accompagner d’un système de publicité. Seraient ainsi
préservés tout à la fois les intérêts de l’appelé et ceux des
créanciers du grevé.
23.– L’ouverture des libéralités graduelles se
traduit, enfin, par la libération de leur montant. Ce dernier se trouve
affranchi des frontières de la quotité disponible. La libéralité
graduelle est assortie, à l’instar de la donation-partage
transgénérationnelle, d’un recul de l’institution de la réserve. Les
auteurs de l’Offre de loi autorisent le grevé à consentir, au moyen
d’un pacte sur succession future, à ce que la charge porte sur tout ou
partie de sa réserve53. Celle-ci ne se trouve pas pour autant évincée.
Elle réapparaît au degré subséquent où elle bénéficie de plein droit
aux enfants du grevé, afin de protéger les membres de la souche. Pareil
allègement de l’ordre public successoral permettrait tout à la fois
d’insuffler plus de liberté dans les libéralités familiales et de
préserver les intérêts des réservataires. Raisonnons sur l’exemple
d’une famille recomposée. Soit un couple — Paul et Paulette — marié en
secondes noces. Paulette est de trente ans la cadette de son mari. Ils
ont une fille Pierrette. Paul a par ailleurs un fils d’un précédent
mariage, Jacques, qui a environ l’âge de sa femme. Compte tenu de leur
différence d’âge, Paul souhaite consentir à ses enfants deux
libéralités successives. Le recours à la libéralité graduelle lui
permet de gratifier Jacques, à charge pour ce dernier de transmettre
les biens à son décès à sa demi-sœur. Jacques pourra accepter que la
charge grève tout ou partie de sa réserve mais, à son décès, cette
dernière bénéficiera de plein droit à ses propres enfants. Pierrette ne
pourra réclamer le bénéfice de la libéralité graduelle qu’à concurrence
de la quotité disponible54.
24.– Si elles étaient consacrées, ces
propositions réaliseraient, sans conteste, une avancée importante du
droit des libéralités. Elles fournissent cependant l’occasion de se
demander s’il convient de pousser davantage la réforme. Ne serait-il
pas opportun, par exemple, d’admettre que le disposant puisse confier à
un tiers non gratifié la gestion de son patrimoine à son décès, à
charge d’en opérer la transmission à ses enfants à l’échéance d’un
terme stipulé, tel que le jour de leur vingt-cinquième anniversaire,
par exemple? Quid de la possibilité de différer l’attribution de la
réserve? Pareille proposition n’est pas envisagée par l’Offre de loi55.
Il est vrai qu’elle ferait tomber le masque de la libéralité graduelle
pour révéler crûment le visage de la fiducie56.
52. Art. 1039-1 de l’Offre de loi.
53. Art. 1032 et 1032-1 de l’Offre de loi.
54. L’appelé tient ses droits directement du disposant. V. art. 1038 de l’Offre de loi.
55.
En l’état actuel du droit, la règle selon laquelle la réserve doit être
transmise libre de toute charge interdit d’en conférer la gestion à un
tiers. V., M. Grimaldi, Successions, op. cit., no 335. Adde,
Civ. 1re, 22 février 1977, Bull. civ. I, no 100.
56.
L’avant-projet de loi sur la fiducie (art. 2) prévoyait que « la
fiducie ne peut porter atteinte aux droits des héritiers réservataires
». V., M. Grimaldi, « La fiducie : réflexions sur l’institution et sur
B. LA REPRISE DES TRAVAUX SUR LA FIDUCIE
25.–
La reprise des travaux sur la fiducie constituerait, sans doute, le
prolongement de la renaissance des libéralités graduelles. Ces
dernières mettent, en effet, en œuvre un mécanisme fiduciaire. On ose à
peine rappeler, devant cette illustre assemblée, que la fiducie
s’analyse comme un acte juridique par lequel une personne, le
fiduciant, transfère des biens à une autre personne, le fiduciaire, à
charge de les transmettre à son tour, à un bénéficiaire désigné, à
l’échéance d’un terme. Sous-jacente dans notre droit, la fiducie y vit,
de manière innommée. Sa clandestinité ne lui permet cependant pas de
connaître le développement que lui réservent certaines législations
étrangères (Allemagne, Suisse, Luxembourg) ni celui dont bénéficie son
homologue anglo-saxon, le trust57. On se souvient qu’un avant-projet de
loi visait à insérer, dans le Code civil, un titre consacré à la
fiducie. Enterrée pour des raisons fiscales, elle refait aujourd’hui
surface sous les traits de la libéralité graduelle.
26.– Quoique
leur ressemblance soit frappante, les deux notions ne sont pas, pour
autant, jumelles. Il y a certes, dans les deux cas de figure, un double
transfert de propriété. Comme la libéralité graduelle, la fiducie
emporte un transfert de propriété du fiduciant au fiduciaire, d’abord,
et du fiduciaire au bénéficiaire, ensuite. La libéralité graduelle se
trouve, en réalité, à la croisée de la fiducie et des substitutions du
Code civil. À l’instar des secondes, elle est destinée à s’ouvrir, en
principe, au décès du grevé58, ce qui n’est pas nécessairement le cas
de la transmission fiduciaire. Mais tout comme cette dernière, la
libéralité graduelle n’a pas pour vocation d’établir un ordre
successif. Dans un cas comme dans les autres, le bénéficiaire final
tient directement ses droits du disposant59. C’est, en définitive, sur
le terrain de la cause des transferts successifs que la libéralité
graduelle et les substitutions, d’une part, et la fiducie, d’autre
part, se séparent. Tandis que les premières procèdent d’une double
intention libérale, à la fois envers le grevé et l’appelé, la seconde
obéit à un animus donandi unique. Le tiers bénéficiaire est ici la
seule personne que le fiduciant entend gratifier. Le fiduciaire ne joue
que le rôle d’intermédiaire de transmission60.
Le schéma de la
fiducie correspond ainsi aux transferts successifs justifiés par un
souci de protection du bénéficiaire ou par la volonté de gratifier un
tiers indéterminé. On pense ici, notamment, aux libéralités consenties
par l’intermédiaire de la Fondation de France. Il reste que la fiducie
soulève, à l’instar des libéralités gra
l’avant-projet de loi qui la
consacre », Defrénois 1991, p. 897 s. et p. 961 s. Certaines
législations accueillant la fiducie admettent qu’elle englobe la
réserve. V., C. Witz, « Rapport introductif. Les traits essentiels de
la fiducie et du trust en Europe », in La fiducie et ses applications
dans plusieurs pays européens, Colloque organisé le 29 novembre 1990,
Bull. Joly 1991, no 4 bis, p. 9.
57. V., R. Demogue, « Rapport
général », in La fiducie en droit moderne, Association Henri Capitant,
Travaux de la Semaine internationale de Paris, Sirey, 1937, p. 1 s.; C.
Witz, rapport, préc.
58. Art. 1036 de l’Offre de loi.
59. Art.
1038 de l’Offre de loi. Pour une comparaison de la fiducie et des
substitutions, V. not. R. Savatier, « La fiducie en droit français »,
in La fiducie en droit moderne, op. cit., p. 57. 60. M. Grimaldi,
Successions, op. cit., no 366.
duelles,
la question du statut des biens dans le patrimoine du fiduciaire. Comme
ces dernières, elle conduit à s’interroger sur l’opportunité de
consacrer la notion de patrimoine d’affectation61.
27.– Au-delà de
l’arbitrage entre des conceptions opposées du patrimoine, l’insertion
de la fiducie dans le Code civil implique une réflexion sur la nature
des droits du fiduciaire. Ces derniers ne cadrent pas avec le droit de
propriété du Code civil. Le fiduciaire peut certes bénéficier du
triptyque des prérogatives du droit de propriété mais leur exercice lui
est dicté par l’acte constitutif de la fiducie. Aussi, la
reconnaissance de cette dernière ouvre-t-elle le débat sur la
consécration d’une nouvelle catégorie de droit réel62. Ce sera,
peut-être, l’objet d’une autre réforme à venir du droit patrimonial de
la famille.
Décembre 2004
61. Le législateur ne semble prêt à
accueillir ni l’une ni l’autre. Dans une réponse ministérielle du 30
avril 2004, le garde des Sceaux précisait que le gouvernement n’a pas
prévu de proposer au Parlement un projet de loi sur la création de la
fiducie. Le ministre invoquait, notamment, les difficultés liées à la
conception française du patrimoine ainsi que les risques de
contournement des règles des tutelles, des successions, des procédures
collectives, des sûretés, et d’utilisation de la fiducie à des fins de
blanchiment. Rép. Min. Justice Vo « Pecresse », no 27670, JOAN, 30
avril 2004, p. 3064.
62. R. Libchaber, « La recodification du droit
des biens », Le Code civil. 1804-2004. Livre du Bicentenaire, Dalloz,
Litec, 2004, p. 297 s., spéc. no 65.
Rapport de synthèse
Georges Wiederkehr
Professeur à l’Université Robert Schuman — Strasbourg III
«
Le droit patrimonial de la famille », l’intitulé donné au thème de
cette journée, quoique traditionnel, n’est sans doute pas
rigoureusement exact. Les libéralités, en tout cas, ne supposent pas
nécessairement un lien de famille entre gratifiant et gratifié, même si
la famille en constitue, bien sûr, le domaine d’élection.
Dans
certaines législations, d’ailleurs, si la réglementation des régimes
matrimoniaux est intégrée au Code de la famille, libéralités et
successions prennent place dans ce Code civil ce qui n’est pas sans
poser de réels problèmes tant les correspondances, voire les
dépendances entre régimes matrimoniaux, libéralités et successions sont
fortes.
C’est en quoi l’intitulé « droit patrimonial de la famille »
est, en définitive, heureux, malgré son caractère un peu approximatif,
puisqu’il a le mérite de mettre l’accent sur l’interdépendance de ses
branches : interdépendance évidente dont Mme Dauriac1 a éclairé un
nouvel aspect, en dévoilant tout un jeu de correspondances, chacune des
institutions en cause c’est-à-dire non seulement les libéralités et les
successions, mais aussi le régime matrimonial se prêtant à des
variables que les parties concernées doivent savoir harmoniser;
interdépendance et parfois superposition qui se manifeste tout
spécialement dans l’institution des avantages matrimoniaux dont il est
impossible de dire si elle relève plus particulièrement des
successions, des libéralités ou des avantages matrimoniaux2.
Il
faudrait cependant ajouter que le droit patrimonial de la famille ne
peut pas non plus être dissocié de ce qu’il est convenu d’appeler le
droit extrapatrimonial, celui-ci ne manquant jamais d’avoir des
conséquences patrimoniales. Il était donc
1. V. « Les incidences de la réforme des successions du 3 décembre 2001 sur la pratique des libéralités entre époux ».
2. V. Mme Granet, « Le point sur la pratique des avantages matrimoniaux ».
3. V. Mme Tisserand. 4. V. M. Nicod.
opportun
d’envisager les incidences de la réforme du divorce du 26 mai 2004 sur
les libéralités entre époux et les avantages matrimoniaux3.
La
question qu’on peut alors se poser est de savoir s’il est bien
raisonnable de procéder à des réformes partielles pour chacune des
branches du droit patrimonial et même extrapatrimonial de la famille,
alors qu’elles sont si étroitement dépendantes les unes des autres. Le
statut du conjoint survivant n’est-il pas le plus souvent en jeu dans
toutes ces réformes? Et lorsque ce n’est pas vraiment le cas, comme
dans la réforme du divorce, celle-ci n’a-t-elle pas cependant une
incidence évidente sur le droit des libéralités, mais aussi sur le
régime matrimonial et les successions? Il serait donc nécessaire que
chaque réforme, aussi particulière soit-elle, soit prise en
considération de l’ensemble des relations patrimoniales de la famille.
Il
faut cependant relativiser ces observations ou, au contraire, leur
donner une extension incommensurable. En matière de droit, en effet,
tout se tient : la théorie générale des obligations est toujours en
œuvre. C’est ainsi qu’on peut évoquer à travers les projets de réforme
des libéralités4 l’épineuse question de clauses pénales accompagnant
l’exhérédation. Or, bien entendu, on ne peut pas réformer d’un seul
coup l’ensemble du droit. Encore faudrait-il éviter les contradictions
ou encore les superpositions de règles dont on pourrait trouver une
illustration (guère évoquée à l’occasion de cette journée, parce
qu’elle relève, malgré ses aspects patrimoniaux, plutôt du droit
extrapatrimonial) dans les différentes règles fixant le droit du
logement familial à la dissolution du mariage.
Le plan selon lequel
a été constituée cette journée (en deux parties, comme il se doit!) a
l’avantage de traiter le droit patrimonial comme un ensemble et
d’éviter la classique division entre régime matrimonial, libéralités et
successions. On a eu l’ingénieuse idée de partager la journée entre
réformes faites et réformes à faire ou, plus exactement, à venir. Il
faut cependant reconnaître que le plan est circonstanciel. L’ensemble
du droit de la famille a déjà subi d’importantes réformes, à
l’exception notable d’un grand nombre de dispositions relatives aux
libéralités qui perdurent dans leur version d’origine ou dont les
modifications (résultant principalement de la loi du 8 juin 1893) sont
très anciennes et qui font aujourd’hui l’objet d’une « offre de loi »,
c’est-à-dire d’une proposition de projet. Hormis ce domaine qui a
jusqu’à présent échappé aux réformes récentes et qui relève donc
uniquement des réformes à venir, tous les autres ont fait l’objet de
réformes en des temps qu’on ne peut qualifier d’anciens.
Or une
réforme faite appelle presque toujours une réforme à faire. M. Simler
en a fait la démonstration, en évoquant quelques insuffisances du
régime matrimonial légal et en suggérant des réformes destinées à les
corriger (j’ose espérer que la place de son intervention dans la partie
consacrée aux réformes accomplies, plutôt que dans celle des réformes à
venir ne vaut pas condamnation de ses propositions!).
On
pourrait songer à distinguer deux types de réforme : les réformes de
fond qui ont pour fin d’adapter le droit à l’évolution de la société et
les réformes techniques qui visent à corriger quelques défauts que la
pratique a fait apparaître dans la réalisation des textes ou à répondre
à quelques problèmes particuliers que le législateur avait précédemment
négligés (relevons, en passant, la bonne qualité de rédaction de la
plupart des réformes du droit patrimonial familial très favorisé de ce
point de vue, par rapport à d’autres domaines du droit, ce qui ne veut
pas dire qu’elles n’encourent aucune critique de fond!). En réalité,
une telle distinction entre réformes de fond et réformes purement
techniques n’est guère pertinente. Des réformes d’apparence technique
qui semblent ne porter que sur des points de détail entraînent parfois
des bouleversements considérables, en raison même de l’interdépendance
des règles du droit patrimonial de la famille, alors que des réformes
portant sur le fond se contentent quelquefois de consacrer une solution
jurisprudentielle ou d’imposer une solution que la jurisprudence aurait
déjà dû adopter sous l’empire des anciens
textes5.
Une seule
journée n’est bien sûr pas suffisante pour faire le tour de l’ensemble
du droit patrimonial de la famille, ni des réformes déjà accomplies, ni
de celles à venir. À vrai dire c’est surtout d’avenir qu’il a été
question, d’avenir souhaité et d’avenir redouté. Même les intervenants
qui ont traité des réformes accomplies ont porté leurs regards vers
l’avenir, en proposant6 une stratégie des libéralités entre époux pour
tenir compte de la réforme des droits successoraux du conjoint
survivant, en portant un regard critique sur certaines dispositions de
la dernière loi sur le divorce7, ce qui, implicitement, suggère de la
réformer, ou en relevant quelques imperfections dans le dernier avatar
de l’action en retranchement8, ce qui devrait conduire à les corriger.
Plus directement, M. Simler propose de réformer, de manière
substantielle et même, en définitive, assez radicale, la communauté
légale. Les intervenants de l’après-midi en nous exposant projets de
réforme et offres de lois n’ont pas manqué d’apporter une vue critique
encore que largement positive et de faire quelques propositions en vue
d’améliorer ces projets.
Les réformes ne sont plus, semble-t-il,
conçues aujourd’hui pour durer. Le droit est un chantier permanent où
le présent n’est qu’un instant incertain de la lutte entre le passé et
le futur. C’est pourquoi je proposerais volontiers une autre lecture de
la distribution du programme de cette journée entre le matin et
l’après-midi, une lecture différente du même plan. Je constate, en
effet, que la matinée a été toute entière centrée sur le mariage :
régime matrimonial légal, avantages matrimoniaux, libéralités entre
époux. L’après-midi a, elle, élargi le sujet : elle a été beaucoup
moins matrimoniale puisque les perspectives de réforme du droit des
successions et des libé
5. V. la loi du 26 mai 2004 et les donations de biens à venir que se font les époux pendant le mariage.
6. V. Mme Dauriac.
7. V. Mme Tisserand.
8. V. Mme Granet.
ralités ont été soulignées d’un point de vue notarial d’abord, mais, ensuite, dans une perspective tout à fait générale.
*
* *
Mais venons-en d’abord à l’aspect matrimonial.
M.
Simler s’est attaqué à des dispositions particulières du régime
matrimonial légal avant que la mise en cause de l’article 1413 ne le
conduise à proposer de modifier toute la structure de la communauté
légale. Le tout s’inscrit dans la geste de l’éternel combat du
créancier et du débiteur. Comment équilibrer la protection du débiteur
et les droits du créancier? Comment donner des armes au débiteur, sans
qu’elles se retournent contre lui, en ruinant son crédit?
Je ne
reviendrai pas sur l’article 1483 et l’obligation à la dette du
conjoint du débiteur entre la dissolution du régime et le partage de la
communauté. Il n’y a rien à ajouter aux propos de M. Simler. La cause
est entendue... du moins en doctrine.
Mais les deux autres points évoqués par lui me paraissent appeler quelque débat.
M.
Simler estime qu’en disposant que l’époux, marié sous le régime légal,
lorsqu’il contracte un cautionnement ou un emprunt, engage, outre ses
propres, ses revenus, l’article 1415 pose problème. Le texte, en effet,
ne prévoit pas de limites à la notion de « revenus ». M. Simler propose
donc de compléter l’article 1415, mais aussi l’article 1411, par une
disposition inspirée de celle qui figure à l’article 1414 et qui
revient à restreindre la notion de « revenus » au montant des revenus
perçus par l’époux en un mois ou en un trimestre. S’agissant des
contrats particulièrement risqués visés par l’article 1415 (on est un
peu moins convaincu en ce qui concerne les dettes de l’article 1411),
on est enclin à approuver la suggestion, d’autant qu’elle ne concernera
pas les emprunts modestes nécessaires aux besoins de la vie courante du
ménage qui échappent à l’emprise de l’article 1415 et relèvent de la
solidarité de l’article 220. Mais pour les autres emprunts et pour le
cautionnement, nul doute que les créanciers seront encore davantage
incités à exiger l’accord du conjoint et, tant qu’à faire, l’engagement
solidaire de ce dernier. Cela ne met pas en cause les propositions de
M. Simler : après tout, il est bon qu’une opération aussi grave qu’un
emprunt ou un cautionnement ne se réalise qu’avec le consentement du
conjoint et, en cas de mésentente ou de désunion des époux, l’accord
sera refusé et la protection du conjoint jouera alors effectivement.
Une
interrogation subsiste cependant. Les revenus, ce sont, d’une part,
ceux des propres et, d’autre part, les gains et salaires. Or ces
derniers relèvent du principe d’ordre public de libre disposition
formulé par l’article 223 du Code civil. À ce propos, les mêmes
questions de limites de la notion de « revenus » se posent. Les sommes,
une fois économisées, cessent-elles d’être des gains et salaires?
Certes trois autres règles réduisent en pratique la portée du problème
: sous le régime légal, les sommes en question restent biens communs,
de sorte que l’époux continue, au titre de l’article 1421, d’avoir des
pouvoirs suffisants pour en disposer seul, si ce n’est à titre gratuit,
même si elles ne sont plus qualifiées de gains et salaires. Mais l’article
1421 accordant des pouvoirs concurrents aux deux époux, chacun d’eux ne
pourrait-il prétendre également disposer seul des sommes économisées
provenant des gains et salaires de son conjoint? C’est là qu’intervient
la présomption bancaire de l’article 221, confortée par la
jurisprudence de la Cour de cassation qui condamne le banquier, si
celui-ci a exécuté les opérations ordonnées par le conjoint du
titulaire du compte9. Reste cependant le cas des donations qu’un époux,
même commun en biens, peut faire seul, si elles portent sur ses gains
et salaires, l’article 223 l’emportant sur l’article 1422. Faut-il en
ce qui les concerne également adopter la limitation préconisée par M.
Simler pour l’application de l’article 1415? En considérant les
affaires qui ont donné lieu à jurisprudence, certains seront tentés de
répondre par l’affirmative. La plupart des litiges se rapportent à des
donations faites, bien sûr, sans le consentement de la femme légitime,
par un mari à sa concubine. On peut en tout cas, estimer qu’un arrêt de
la cour de Nîmes du 24 février 200410 est allé un peu trop loin en sens
opposé, en affirmant que les sommes données par l’époux à sa concubine
en vue de l’acquisition de la nue-propriété d’un immeuble sont
présumées provenir de ses gains et salaires. Sans aller jusqu’à
approuver la reconnaissance d’une telle présomption, on peut tout de
même penser qu’une limitation trop stricte de la notion de « gains et
salaires », même si les conséquences ne s’en feraient pas toujours
sentir en pratique, serait une atteinte au principe de la libre
disposition posée par l’article 223.
On peut aussi se demander si
cette proposition, même limitée à l’article 1415, est en harmonie avec
le bouleversement du régime légal souhaité par M. Simler pour mettre à
l’abri des poursuites du créancier le conjoint de l’époux qui a engagé
la dette. M. Simler veut éviter que chacun des époux engage par ses
actes la totalité de l’actif commun. Il est vrai que le problème est
crucial, lorsqu’un époux est l’objet d’une procédure collective. Ne
pourrait-on pas alors songer à des règles spécifiques, imaginer, par
exemple, que l’ouverture d’une telle procédure emporte de plein droit
avec un certain effet rétroactif dissolution de la communauté? M.
Simler va beaucoup plus loin et propose de transformer notre régime
légal en un régime de communauté différée. Certes, à la proposition
selon laquelle la communauté ne commencerait qu’à sa dissolution, M.
Simler ajoute d’importants tempéraments. Il envisage de maintenir la
part de cogestion instaurée par les articles 1422 et suivants et
peut-être souhaite-t-il également conserver l’article 1415 avec la
modification qu’il préconise, bien qu’il ne soit pas vraiment en accord
avec le principe d’une communauté différée.
Observons que l’époux
qui n’aurait que peu ou pas de revenus verrait ses pouvoirs
indépendants fort restreints en fait, puisqu’il ne bénéficierait
d’aucun crédit. Il n’aurait de véritables pouvoirs que ceux que lui
donne l’article 220 qui lui permet d’engager solidairement son conjoint
par ses dettes ménagères. La proposition de
9. Com., 11 mars 2003,
D. 2004, 1979, note Laugier, JCP 2004, I, 128, no 9, obs. G.
Wiederkehr, adde. CA Paris, 5 décembre 2003, JCP 2004, I, 176, no 9,
obs. G. Wiederkehr. 10. JCP 2004, I, 176, no 10, obs. G. Wiederkehr.
M.
Simler serait donc surtout intéressante pour les ménages dont chaque
époux dispose de revenus convenables. Elle aurait alors un effet de
banalisation du mariage dans les relations patrimoniales d’un époux
avec les tiers. Sauf pour les biens relevant de la cogestion, les tiers
en contractant avec un époux pourraient faire abstraction du mariage de
leur cocontractant.
C’est une voie dans laquelle le législateur
s’était déjà engagé avec certaines règles du régime primaire. N’a-t-on
pas parlé de présomption de célibat à propos des présomptions de
pouvoirs des articles 221 et 222? N’a-t-on pas assisté à une
banalisation du mariage avec la disparition de toutes les restrictions
concernant les contrats entre époux? Cette banalisation par alignement
sur le droit commun, on peut aussi la découvrir, dans une certaine
mesure, dans certaines des dispositions de la loi du 24 mai 2004
relatives aux donations entre époux.
En instaurant l’irrévocabilité
des donations de biens présents entre époux, sous la seule réserve des
articles 953 à 958, le nouvel alinéa 2 de l’article 1096 les soumet au
droit commun des donations. Même le divorce est désormais sans
incidence sur elles, puisque même alors elles restent irrévocables,
selon la nouvelle version de l’article 268. Mme Tisserand parle à ce
propos de banalisation du divorce. Constatons que la banalisation du
mariage ne s’arrête pas au divorce. L’alignement des donations entre
époux sur le droit commun se manifeste encore par la suppression de
l’interdiction des donations déguisées ou par interposition de
personnes.
Si la banalisation du mariage ne s’arrête pas au divorce,
en revanche, elle s’arrête à la mort d’un époux. C’est alors tout au
contraire un renforcement au bénéfice du conjoint survivant des effets
du mariage qui résulte des nouvelles dispositions. Non seulement le
mariage perdure au-delà de la mort, mais, du moins dans ses
conséquences patrimoniales, il n’est jamais aussi fort qu’à sa
dissolution par la mort.
Cela se vérifie d’abord a contrario par la
distinction critiquée par Mme Tisserand et, en effet, fort délicate,
des avantages matrimoniaux qui prennent effet au cours du mariage et
qui restent acquis malgré le divorce et des avantages matrimoniaux qui
ne prennent effet qu’à la dissolution du régime matrimonial et dont le
divorce emporte révocation (art. 265). Cela se vérifie encore, mais
toujours a contrario par la disparition de plein droit des donations de
biens à venir consentis par un époux au profit de l’autre, lorsque le
mariage est dissous par divorce, sauf volonté contraire exprimée à
cette occasion par le gratifiant. Assez curieusement, la manifestation
d’une telle volonté contraire rendrait irrévocable la donation de biens
à venir, ce qui a été justement critiqué : le législateur n’a même pas
pensé à préciser si cette irrévocabilité est atténuée par les
exceptions des articles 933 et suivants; et l’article 1096 que l’on
pouvait songer à appliquer en la matière (sauf en son alinéa 1, qui,
disposant que la donation de biens à venir faite entre époux pendant le
mariage sera toujours révocable, est contredit par la disposition de
l’article 265 qui prévoit l’irrévocabilité de la donation des biens à
venir si elle est maintenue après divorce), ne prévoit — et pour cause
— d’exceptions à l’irrévocabilité que pour les donations de biens
présents et exclut expressément que la survenance d’enfants entraîne la
révocation des donations qu’elles soient de biens présents ou de biens
futurs.
11. V. Mme Granet.
Cette
possibilité de maintien de la donation de biens à venir était-elle
vraiment nécessaire ? Après tout, si en dépit du divorce, le donateur
continue à avoir la volonté de gratifier son ex-conjoint rien ne
l’empêche de le faire par testament. Le mariage est une condition de la
donation de biens à venir : celle-ci (hors le cas du contrat de
mariage) ne peut exister qu’entre époux : le divorce est donc moins une
cause de révocation que de caducité.
La faveur pour le conjoint
survivant se manifeste de manière très indirecte et même paradoxale
dans la modification apportée par la loi du 3 décembre 2001 à l’alinéa
2 de l’article 152711. Le nouveau texte paraît à première vue plutôt
sacrifier l’intérêt du conjoint survivant à celui des enfants du seul
prémourant puisqu’il ouvre à tous ces derniers, et non plus seulement à
ceux issus d’un précédent mariage, l’action en retranchement qui permet
d’inclure dans le calcul de la quotité disponible en faveur du conjoint
survivant et, par voie de conséquence, de la réserve des descendants
des avantages matrimoniaux comme s’ils avaient été des libéralités.
Mais il en est résulté que la jurisprudence considère aujourd’hui que
les enfants de l’un seul des époux sont suffisamment protégés par cette
action et que, même en leur présence, l’adoption en cours de mariage
d’un régime de communauté universelle avec clause d’attribution
intégrale au survivant, dans le but d’assurer le sort de ce dernier,
reste conforme à l’intérêt de la famille et qu’en conséquence le
changement de régime matrimonial doit être homologué.
L’adoption
d’une communauté universelle avec clause d’attribution intégrale au
survivant, même dans le cas où l’action en retranchement est intentée,
est de nature à assurer un sort favorable au conjoint survivant (à la
mesure des moyens du ménage). Mais, malgré le succès de ce régime
auprès des ménages de longue durée, il n’est qu’une toute petite
minorité d’époux qui l’adopte. La nette amélioration de la condition
successorale du conjoint survivant, elle-même, ne suffit pas toujours à
assurer une place convenable au conjoint survivant, car celle-ci dépend
de la composition de la famille du défunt. Mme Dauriac a pu montrer que
les libéralités entre époux, loin de disparaître, garderont en pratique
un rôle essentiel qu’il faut cependant combiner avec le rôle joué,
d’une part, par le régime matrimonial et, d’autre part, par le régime
successoral. Il y a donc trois variables principales entre lesquelles
il convient de chercher un équilibre, en tenant compte d’autres
éléments encore tels que les prestations sociales d’assurances décès,
pension ou rente de réversion, assurance vie..., dont dépend également
la situation du conjoint survivant. C’est un jeu assez complexe que Mme
Dauriac a éclairé et on se référera volontiers à son étude stratégique
des libéralités, qui, si « la loi pose plus de questions qu’elle
n’apporte de solutions » fournit, pour sa part, nombre de bonnes
recettes.
Mais
si le régime matrimonial est réservé aux époux, il n’en va pas de même
ni des libéralités, ni des successions où, malgré la réforme, le
conjoint survivant ne tient pas toujours la première place et n’est
d’ailleurs toujours pas un héritier comme les autres.
C’est pourquoi
les intervenants de l’après-midi ont... j’allais dire... dépassé le
mariage, mais le mariage est indépassable à en croire les
revendications en faveur du mariage homosexuel... se sont intéressés
aux héritiers et aux gratifiés en général et non plus aux seuls époux.
Contrairement
à toutes les promesses, nous a avertis Me Ohnet, la réforme annoncée du
droit des successions n’est peut-être pas tout à fait pour demain. Dans
le projet, tel qu’il existe aujourd’hui, Me Ohnet a relevé deux points
qu’on peut juger, avec lui, très positifs, malgré leur timidité. L’un
concerne la période qui se situe entre l’ouverture de la succession et
le partage, le second se rapporte à ce dernier.
L’ouverture d’une
succession à laquelle plusieurs héritiers ont droit doit conduire au
partage. Avant d’y parvenir, s’écoule une période, plus ou moins
longue, pendant laquelle le patrimoine successoral doit être administré
selon les règles de l’indivision. Il pourra en résulter un certain
nombre de difficultés. La possibilité prévue par le projet de désigner,
en cas de besoin, un administrateur provisoire qui sera naturellement,
quoique non nécessairement, un notaire est une proposition bienvenue.
Il en est de même de celle qui consiste, comme c’est déjà le cas en
droit local des départements du Rhin et de la Moselle, dont Me Ohnet
souhaiterait qu’il serve de modèle, à mettre en premier plan le partage
amiable qui deviendrait possible même en présence d’héritiers
incapables ou si certains héritiers sont absents.
Ce sont des
réformes qui peuvent paraître limitées et, à première vue, plus
techniques que politiques. Elles auront néanmoins, si elles se
réalisent, des conséquences importantes et sont donc, tout compte fait,
encore plus politiques que techniques.
Peut-on en dire de même des
réformes envisagées du droit des libéralités? Il s’agit cette fois, du
moins en est-il ainsi d’un certain nombre d’entre eux évoqués par M.
Nicod, de rénover des textes fort anciens, puisqu’une proportion
considérable d’entre eux existe toujours dans leur version d’origine.
La réforme ne peut donc pas être mineure, si tant est qu’il puisse, en
matière de droit patrimonial de la famille, y avoir des réformes
vraiment mineures. Donations-partages, substitutions, testaments, ce ne
sont pas des petites questions qui ont été abordées par M. Nicod et Mme
Peterka.
La réglementation actuelle de la donation-partage ne date,
elle, que de 1971. Mais il semble que les lois vieillissent vite
aujourd’hui. Au fur et à mesure que s’allonge la durée de vie de ceux
auxquels elles s’appliquent, celle des lois diminue. Mme Peterka a
démontré qu’en effet les deux phénomènes sont liés. Si la
réglementation des donations-partages paraît déjà obsolète, de même que
celle de substitutions, beaucoup plus ancienne, il est vrai,
puisqu’elle remonte à 1804, l’allongement de la durée de vie qui
aboutit à mettre en présence plusieurs générations en est l’une des
deux causes, l’autre résidant dans la multiplication de ce qu’il est
convenu d’appeler les familles recomposées, qui n’est d’ailleurs
elle-même pas étrangère à l’augmentation
de la durée de vie. Pour répondre à ces deux faits sociaux, il
convient, aussi bien selon le Congrès des notaires, que selon l’Offre
de loi de Carbonnier et de M. Catala, d’élargir le domaine des
donations-partages. Mme Peterka débordant les projets présentés, estime
que l’élargissement doit s’étendre aux substitutions.
Pour les
familles recomposées, la suggestion consiste à permettre des
donationspartages conjonctives, les époux faisant masse de leurs biens
pour les répartir entre leurs enfants. Les conséquences dépassent le
cadre strict de la donation-partage. Celle-ci ne faisant en principe
qu’anticiper l’ouverture de la succession, chacun des enfants ne
devrait recevoir que des biens dont il était susceptible d’hériter. Or
si les biens des deux époux sont confondus dans la donation-partage
conjonctive, de sorte que chacun des époux gratifie non seulement ses
propres enfants, mais aussi ceux de son conjoint, on ne satisfait plus
à cette condition. La donation-partage conjonctive suppose donc que
soient autorisés des pactes de renonciation par lesquels les enfants
renonceraient à tout ou partie de la réserve.
À peine moins
audacieuse, encore que largement partagée, est l’idée que la
donation-partage doit pouvoir se faire non plus seulement au profit des
enfants, mais également des petits-enfants et devenir ainsi
transgénérationnelle, permettant de gratifier plusieurs générations de
descendants. La proposition paraît judicieuse, mais implique elle aussi
une importante révision de la conception même de la réserve
successorale. La première génération devrait, en effet, renoncer à tout
ou partie de la réserve, qui, sans disparaître pour autant, deviendrait
une réserve par souche.
La proposition est encore faite d’ouvrir la
donation-partage, par-delà le cercle familial, à un tiers en ce qui
concerne, du moins, l’outil de travail du disposant.
Ces réformes de
la donation-partage auraient l’avantage d’adapter l’institution à
l’évolution de la société. Mais on voudrait aller plus loin encore et
rénover par la même occasion les textes, beaucoup plus anciens, à vrai
dire, que le Code civil consacre aux substitutions. Celles-ci,
prohibées en principe, ne sont exceptionnellement permises qu’en faveur
des petits-enfants du gratifiant ou des enfants de ses frères et sœurs.
Mme Peterka observe que cette prohibition est anachronique et souhaite
en conséquence, pour permettre des libéralités successives à des
personnes différentes, une complète ouverture des substitutions
rebaptisées libéralités graduelles qui ne seraient plus limitées au
cercle familial. La levée de frontières familiales conviendrait tout
spécialement au cas des familles recomposées. Le montant n’en devrait
plus être restreint à la quotité disponible. Il faudrait donc là encore
accepter un recul de l’institution de la réserve. Enfin serait mise en
cause la pesante inaliénabilité des biens frappés d’une charge de
substitution, qui, sinon, avec la double ouverture préconisée,
deviendrait encore plus importante. L’obligation du grevé serait
seulement de conserver la valeur des biens et, pour parer aux menaces
que les créanciers du grevé pourraient faire peser sur cette
conservation, la solution consisterait en un recours à la notion de «
patrimoine d’affectation ». Mme Peterka envisage même la possibilité de
libéralités ponctuelles avec substitution au bout d’un temps déterminé.
Une telle évolution des libéralités avec charge de substitutions en
change la nature et les rapproche de la fiducie. La différence est que
la fiducie-libéralité
n’est faite qu’en faveur du seul tiers bénéficiaire alors que la
libéralité graduelle suppose la volonté de gratifier deux bénéficiaires
successifs. Mme Peterka n’y voit pas moins l’occasion de reprendre les
travaux sur la fiducie.
Ainsi constate-t-on qu’on ne peut envisager
la réforme sérieuse d’une institution de manière isolée et qu’elle
entraîne d’inévitables répercussions sur d’autres institutions. Si la
reprise de la fiducie n’est pas une conséquence vraiment inéluctable de
la modification du régime de la donation-partage, celle-ci, entre
autres, implique des changements importants dans la réglementation de
la réserve et donne une dimension nouvelle à la nature du patrimoine
d’affectation. L’intervention de Mme Peterka bouscule des principes
traditionnels et nous invite à la conquête de nouveaux territoires du
droit.
Avec M. Nicod, nous revenons vers des eaux plus calmes et
même un peu stagnantes. Certes la place du testament et la plus ou
moins grande liberté du testateur sont affaires de politique, mais, à
cet égard, les véritables droits s’expriment dans des institutions
telles que la réserve et la quotité disponible plutôt que dans la
réglementation proprement dite du testament qui relève essentiellement
de la pure technique juridique. Ainsi s’explique la grande stabilité de
la législation en ce domaine : depuis 1804, les réformes, visant
d’abord à protéger le testateur âgé, ont été peu nombreuses et n’ont
touché qu’une minorité d’articles du Code.
Mais, le temps passant,
le moment ne serait-il pas venu d’un grand changement et d’une rupture
avec le passé? L’Offre de loi répond clairement par la négative à cette
question. Elle opte pour la continuité et ne propose qu’une prudente
actualisation de dispositions, ainsi que la sage correction de quelques
imperfections d’origine. Aussi peut-on avoir l’impression que ce qui
nous est offert est une non-réforme plutôt qu’une réforme. Mais, après
tout, il ne faut pas réformer pour réformer : si les lois anciennes
restent adaptées, il vaut mieux les conserver. Néanmoins la
circonspection dont font preuve les auteurs de l’Offre de loi peut
apparaître un tant soit peu excessive.
M. Nicod regrette que l’Offre
de loi ne corrige pas la définition du testament qui figure à l’article
895 du Code civil et qui correspond, en réalité, plutôt au legs. Pour
une fois que le Code civil donne une définition, celle-ci serait
fausse! Mais est-il bien nécessaire que le Code civil définisse le
testament? Les définitions légales, surtout si elles sont précises,
figent le sens des mots et ne laissent plus place à une interprétation
évolutive de la jurisprudence : elles entraînent une obsolescence
rapide des textes.
M. Nicod aurait aussi souhaité la disparition du
testament mystique rendue inutile par la reconnaissance du testament
international. Mais peut-être, en raison même de son inutilité, le
testament mystique mourra-t-il, de toute façon, de sa belle mort... par
désuétude.
Plus
significatif est le maintien, dans l’Offre de loi,
de la prohibition des testaments conjonctifs. Cette prohibition
constitue parfois un piège pour des époux qui l’ignorent. Mais son
abandon soulèverait un problème évoqué par M. Nicod : que se
passerait-il si le conjoint survivant décidait de révoquer le
testament? La solution du droit allemand qui interdit la révocation
après la mort du prémourant pourrait-elle être accueillie? Ne met-elle
pas trop directement en cause le principe fondamental de la liberté
testamentaire?
La
prudence de l’Offre de loi se manifeste encore dans le maintien de la
prohibition des testaments verbaux, même si elle fait place à un
testament « en forme orale », celui-ci supposant, conformément à
l’actuelle solution prétorienne, confirmation par les héritiers. Le
testament d’urgence, également prévu, nécessitera pour sa part un
écrit, puisque procès-verbal doit en être dressé par un témoin.
L’Offre
de loi ne reprend pas non plus les propositions, d’origine notariale
notamment, en vue de l’allègement du formalisme du testament
authentique, mais fait tout de même un pas vers la valorisation du
testament olographe par dépôt dans une étude de notaire.
Sur le
fond, M. Nicod reprend deux questions évoquées par l’Offre de loi. La
première porte sur la classification des legs. L’offre s’en tient à la
classification tripartite, malgré les critiques souvent adressées à la
catégorie des legs à titre universel. Du moins propose-t-elle d’en
rénover et d’en clarifier la nature, en prenant spécialement en compte
les universalités. La seconde question est celle pour laquelle l’offre,
s’inspirant, il est vrai fortement de quelques projets antérieurs, se
montre plus hardie. Il s’agit de faire de l’exécution testamentaire une
institution dotée d’une véritable fonction : l’exécuteur testamentaire
pourrait voir ses pouvoirs considérablement élargis par la volonté du
testateur, en l’absence d’héritiers réservataires.
Pour judicieuse
qu’elle soit, une telle réforme ne constituerait cependant pas une
révolution. Si on les compare aux propositions relatives aux
donations-partages et aux substitutions, les innovations préconisées
par l’Offre de loi en matière de testament paraissent dans l’ensemble
fort modestes.
Certes, cette branche du droit est réfractaire aux
bouleversements. Mais, comme le suggère M. Nicod, on devrait peut-être
profiter d’une éventuelle réforme pour faire un toilettage un peu plus
poussé.
*
* *
En guise de conclusion, deux remarques à partir d’une constatation.
Cette
dernière est, on ne peut plus banale : depuis quelques années, les
réformes du droit, notamment patrimonial, de la famille, dont certaines
sont excellentes, se multiplient.
La première observation est que le
succès des réformes dépend souvent beaucoup moins de leur qualité que
du régime fiscal qui les accompagne. M. Grimaldi a fort bien relevé que
le choix parmi les techniques offertes aux intéressés se fait, non pas
selon les avantages propres qu’elles présentent, mais en fonction de
leur régime fiscal. Ainsi la solution qui serait la meilleure pour les
intéressés, qui serait la plus adaptée à leur situation ou à leurs
besoins sera sacrifiée, parce que fiscalement défavorisée, au profit
d’une autre solution techniquement moins bonne, mais fiscalement moins
lourde. N’y a-t-il pas là un gâchis néfaste pour la qualité de notre
droit?
On
rêverait volontiers d’une neutralité fiscale, c’est-à-dire d’une
égalité de traitement qui permettrait aux parties, avec les conseils de
leur notaire, d’opter pour la voie la plus conforme aux fins qu’elles
recherchent.
Une seconde remarque est que les lois sont comme les
chaussures. Il faut qu’elles soient utilisées pendant un certain temps
pour qu’elles deviennent confortables. Le sens de la loi se fixe peu à
peu. Les problèmes qu’elle doit permettre de résoudre ne se présentent
pas tous en même temps. C’est au juge de les résoudre, en interprétant,
pour ne pas dire en adaptant, la loi selon les nécessités. Il n’y a
certes aucune originalité à rappeler l’extrême importance du rôle de la
jurisprudence — et aussi de la doctrine, quoiqu’on dise. Même si le
philosophe Alain exagérait un tantinet lorsqu’il prétendait que le
véritable législateur n’est pas le Parlement, mais le juge, il faut
bien reconnaître qu’à sa naissance la loi est une coquille vide et
qu’il appartient à la jurisprudence de la remplir.
Mais, pour cela,
il faut du temps. Il faut laisser aux lois le temps de vivre. Alors
accueillons avec sympathie les réformes, mais souhaitons aussi que la
sympathie leur soit conservée le temps d’une durée raisonnable de vie.