Le principe de concentration est au cœur de la réforme qui a modifié la procédure d'appel et des débats qui l'ont précédée. Elle se décline sous diverses formes, dont la plus discutée est celle de la concentration des moyens. Dans ce débat, celui de la distinction entre les moyens et les demandes est d'une brûlante actualité, qui a donné lieu à une décision de la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation en date du 26 mai 2011.
I. 07 1. Le thème dominant du Rapport Magendie du 24 mai 2008(1) avait été la concentration, sans plus de précision, et l'appel. Sous l'intitulé « Les moyens de la modernisation : l'appel, une voie d'achèvement maî trisée », ce Rapport présente dans son second Chapitre, le principe de concentration en appel, qualifié de nécessaire, avant de l'approcher dans sa mise en œuvre possible par un encadrement des délais, par une plus forte structuration de la procédure et des écritures ainsi que par une mise en état plus ciselée. La concentration alors envisagée est surtout celle du temps.
2. Cette approche temporelle de la concentration impose un détour par l'opposition classique de la voie de réformation (qui se caractérise par un effet dévolutif strictement limité à ce qui a été jugé) et qui suppose un premier degré complet, achevé et efficace et la voie d'achèvement (avec la possibilité de saisir la cour de nouveaux moyens, de nouvelles preuves et même parfois de nouvelles prétentions non jugées en première instance) qui donne à la procédure une souplesse, indispensable depuis l'arrêt Cesareo(2).
Le choix entre les deux voies envisagées n'est pas forcément aisé à réaliser et la vérité, comme souvent, se trouve sans doute à mi-chemin. Il suffit, d'ailleurs, d'observer qu'un seul et même argument sert aux deux perspectives :
- Rapport, p. 40 : « La voie d'achèvement assure en effet le respect d'un délai raisonnable dans le prononcé d'une décision définitive sur le fond ; elle évite au justiciable de retourner en première instance pour saisir le juge de prétentions accessoires ou complémentaires » ;
- Rapport, p. 41 : « Mais la voie d'achèvement présente [un inconvénient] au regard de l'objectif de célérité [car elle] entraî ne un inévitable ralentissement de l'instance d'appel dans la mesure où elle contraint la cour d'appel d'instruire une affaire partiellement nouvelle ».
On conviendra qu'il vaut mieux un ralentissement (relatif) de la voie d'appel si la décision définitive sur le fond bénéficie, à l'arrivée, d'un délai plus raisonnable de traitement que s'il avait fallu recommencer une nouvelle instance.
3. La recherche d'un équilibre entre la voie de réformation et celle d'achèvement conduit à mettre l'accent sur une plus forte formalisation de la procédure, qui ne saurait dissimuler (et le Rapport ne cache pas cette interrogation) les conséquences plus substantielles de la concentration créée. De la concentration mécanique à la concentration substantielle, voici ce qui caractérise la nouvelle impulsion de la procédure au lendemain des récentes réformes.
Et, en effet, lorsque l'on envisage l'aspect formel de la concentration, celle-ci se décline en diverses techniques qui touchent, principalement aux délais et aux écritures. La dimension mécanique de la procédure alors mise en lumière ne doit, cependant, pas dissimuler les enjeux de fond qu'ils emportent dans leur automatisme et c'est alors qu'apparaî t, en filigrane, la question de la concentration des moyens. Celle-ci se décline par conséquent en deux versants, l'un d'apparence mécanique(3) (mais d'apparence seulement), l'autre, de dimension substantielle.
4. Elle se manifeste dans les délais ; elle se formalise dans les écritures.
5. En lien avec le souhait d'une loyauté renforcée dans la construction de l'échange processuel(4), l'objectif de concentration qui guide la procédure nouvelle d'appel se caractérise par une forte exigence dans les délais de présentation et d'échanges des actes de la procédure.
Le temps est strictement encadré dès l'instant où le greffe avertit les intimés de la déclaration d'appel, par l'envoi d'une lettre simple. Si celle-ci revient au greffe ou si l'intimé n'a pas constitué avoué dans le délai d'un mois à compter de son envoi, le greffier en avise l'avoué de l'appelant. La déclaration d'appel doit alors être signifiée dans un délai d'un mois à compter de l'avis adressé par le greffe. A défaut, la caducité emporte la déclaration d'appel. L'appelant dispose alors d'un délai de trois mois pour conclure. A défaut de respecter cette obligation, c'est une nouvelle fois la sanction de la caducité, que l'article 908 du Code de procédure civile(5) indique devoir être relevée d'office, qui s'impose. De son côté, l'intimé (à un appel principal comme à un appel incident) dispose d'un temps de deux mois à compter de la notification des conclusions de l'appelant, pour conclure à son tour (l'intervenant forcé à l'instance d'appel dispose quant à lui de trois mois pour ce faire) et former, le cas échéant, appel incident, ceci sous peine d'irrecevabilité. Là encore, la sanction est relevée d'office(6). Pour les parties qui n'ont pas constitué avoué, le délai est augmenté d'un mois suivant l'expiration du délai prescrit aux articles 908 à 910 CPC. Des délais spécifiques sont prévus pour les parties qui ne résident pas en France métropolitaine(7).
Les sanctions prévues sont prononcées par ordonnance du conseiller de la mise en état qui statue après avoir sollicité les observations écrites des parties. Son ordonnance ne pourra être rapportée(8).
6. Le temps d'information est donc inséré dans des délais précis assortis de sanctions rigoureuses, ceci afin d'inciter les plaideurs à répondre, avec tous les moyens pertinents, de manière complète. L'effet contraint des délais emporte une obligation de concentrer les moyens. Il est, toutefois, et il faut le dire, une absurdité dans la course au temps qui caractérise les réformes récentes et cette absurdité se manifeste peut-être tout particulièrement dans l'automaticité de la sanction. La voie est glissante lorsque l'on parle de « droit au temps »(9) et si l'effet mécanique donné aux règles de procédure permet d'accélérer le temps du procès, le danger n'est plus alors celui de la lenteur mais bien celui de la rapidité, celui du temps pour le procès qui risque de passer au second plan. Toute technique trouve un jour ses limites(10). Imposer des délais de caducité et d'irrecevabilité fixés, ici à deux mois, là à trois mois, est quelque chose de valable si la cour peut, ensuite, statuer dans un délai à peu de choses près équivalent. Mais si l'arrêt ne sera finalement rendu que dans dix mois ou davantage(11), à quoi cela sert-il(12) ? On aura pressé des justiciables et leurs conseils en sachant que l'affaire ne pourra pas être tranchée prochainement. Par voie de conséquence, l'automaticité voulue des délais instaurés créera, de facto, une période de latence qui pourra, d'ailleurs, être d'autant plus nuisible que les circonstances pourront encore, dans ce laps de temps, évoluer. Le temps du prononcé de l'arrêt d'appel sera, par conséquent, à observer de très près et donnera la mesure du succès ou de l'échec de la réforme.
7. Dans le jeu des délais légaux, on remarque que le « conseiller de la mise en état est, lorsqu'il est désigné et jusqu'à son dessaisissement, seul compétent pour prononcer la caducité de l'appel, pour déclarer l'appel irrecevable et trancher à cette occasion toute question ayant trait à la recevabilité de l'appel ou pour déclarer les conclusions irrecevables en application des articles 909 et 910 CPC. Les parties ne sont plus recevables à invoquer la caducité ou l'irrecevabilité après son dessaisissement, à moins que leur cause ne survienne ou ne soit révélée postérieurement »(13). Normalement, le conseiller de la mise en état(14) prononcera la caducité ou l'irrecevabilité d'office. Il doit le faire. Ceci appuie l'exigence de concentration des moyens. Mais en cas d'omission de sa part, les parties ne pourront s'en plaindre que jusqu'au dessaisissement de ce juge ; plus après !
Ceci ne veut pas forcément dire que le juge « suivant » ne pourra pas relever d'office toutes les sanctions, ou certaines d'entre elles...
On verrait mal au nom de quoi la cour d'appel ne pourrait relever d'office la fin de non-recevoir tirée de l'expiration du [168] délai pour saisir la cour(15)... L'article 125 CPC en fait même expressément obligation au juge(16) !
La deuxième Chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 23 juin 2005(17), a relevé d'office le moyen selon lequel « les fins de non-recevoir doivent être relevées d'office lorsqu'elles résultent de l'absence d'ouverture d'une voie de recours ». Cependant, dans une autre décision rendue le 20 janvier 2011(18) - où il était reproché aux juges d'appel de n'avoir pas relevé d'office la fin de non-recevoir d'ordre public résultant de l'inobservation du délai d'appel - la même formation de la Haute juridiction répond « qu'il ne résulte ni de l'arrêt ni des productions que la société avait soutenu que l'appel n'était pas recevable ; [d]'où il suit que le moyen, nouveau, mélangé de fait et de droit, est comme tel irrecevable »... On oppose, ici, aux plaideurs de n'avoir pas réagi à temps et ce reproche trouve sa source et son explication dans la technique de cassation : l'acte de signification du jugement n'avait pas été versé aux débats et le moyen invoqué, imposant de vérifier la signification et de computer un délai, n'était pas de pur droit. Faute de respecter cette condition de recevabilité des moyens nouveaux devant la Cour de cassation(19), le moyen proposé ne pouvait qu'être déclaré irrecevable. Il demeure qu'en l'espèce, l'obligation clairement faite au juge du fait par le Code de procédure civile et que le juge d'appel aurait dû relever d'office n'a pas, alors, été sanctionnée.
8. En revanche, la réponse à apporter à l'interrogation posée n'est pas forcément la même s'agissant de la caducité. En effet, la caducité n'est pas un obstacle de même nature qu'une fin de non-recevoir. La caducité est une sanction d'intérêt privé qui ne relève pas de l'article 125 CPC et la partie qui ne la soulève pas devant le conseiller de la mise en état ne peut, par conséquent, espérer trouver une échappatoire dans un relevé d'office du juge, qui n'a précisément pas d'appui textuel équivalent à l'article 125 CPC(20).
Et l'on terminera ces éléments liés au pouvoir d'office du juge en rappelant qu'aux termes de l'article 619 CPC, les « moyens nouveaux ne sont pas recevables devant la Cour de cassation » sous réserve des « moyens de pur droit » et des « moyens nés de la décision attaquée ».
9. La concentration des moyens influe aussi sur les écritures.
10. La concentration des moyens suppose une vigilance accrue quant à la qualité rédactionnelle des actes de l'instance. Si on « construit une décision de justice comme l'on taille un diamant »(21), il en va de même des actes de procédure rédigés par les parties privées. Dans cette perspective, la structuration des conclusions fait l'objet d'une attention particulière du législateur.
11. Dans la procédure sans représentation obligatoire, seules les exigences de l'article 58 CPC s'imposent. Spécialement, la mention requise est celle de l'objet de la demande ; les moyens n'y figurent pas. L'oralité de la procédure commande. Cependant, si la procédure est orale, les parties peuvent préférer se référer aux prétentions et aux moyens qu'elles auraient formulés par écrit(22).
12. Autre voie qui conduit à la concentration des moyens, la procédure à jour fixe : l'intimé qui ne constituerait pas avoué avant l'audience est censé se tenir à ses moyens de première instance(23). L'accélération de la procédure engendrée par l'état de péril ramène alors, dans cette configuration précise, l'appel à une pure voie de réformation, recentrée pour l'intimé sur ses moyens de premier degré.
13. Enfin, en procédure avec représentation obligatoire, l'article 954 CPC impose aux auteurs des conclusions d'appel, de « formuler expressément les prétentions [...] et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ses prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées », étant rappelé que des conclusions récapitulatives sont attendues : tout ce qui n'est pas repris dans les dernières conclusions est, en effet, censé avoir été abandonné. Les prétentions doivent, en outre, être présentées et, selon l'expression retenue par le texte, « récapitulées sous forme de dispositif [, contrainte importante au regard de sa sanction, puisque la] cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif ».
On remarque que « [l]a partie qui conclut à l'infirmation du jugement doit expressément énoncer les moyens qu'elle invoque sans pouvoir procéder par voie de référence à ses conclusions de première instance ». On se souviendra que le juge, quant à lui, peut non seulement « exposer succinctement les prétentions respectives des parties et leurs moyens », mais surtout, ledit « exposé peut revêtir la forme d'un [simple] visa des conclusions des parties avec l'indication de leur date »(24) !
En revanche, la partie qui demande la confirmation du jugement peut ne pas énoncer de nouveaux moyens ; elle est [169] réputée, alors, s'approprier les motifs du jugement de premier degré(25).
14. On terminera ce premier propos par le constat que la dimension mécanique donnée à la concentration des moyens passe par le conseil d'une forme allégée des documents remis à la cour. Un dossier qui a séché au soleil, en quelque sorte(26)...
15. L'exigence de concentration des moyens a été critiquée. Mais elle se comprend (A)... elle se comprend, à condition toutefois de ne pas aller au-delà et d'éviter de glisser d'une concentration des moyens à une concentration des demandes (B).
16. La concentration des moyens en première instance évite de saisir indéfiniment un juge d'une prétention sous un éclairage différent de la précédente tentative(27). Les philosophes nous enseignent que « la conduite de terminaison est une conduite vitale. On connaî t (écrit W. Jankélevitch) un esprit bien portant à son pouvoir de tourner la page ». Il en va de même d'une société(28) ; ainsi doit-il aussi en être de la justice.
17. Quant à l'instance d'appel, elle est la continuation de celle engagée au premier degré et, par conséquent, « les parties peuvent [y] invoquer des moyens nouveaux, produire de nouvelles pièces ou proposer de nouvelles preuves »(29). L'article 565 CPC est également limpide à cet égard lorsqu'il énonce que les parties peuvent soumettre au juge d'appel les prétentions qui tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge dès qu'elles présentent un « fondement juridique [...] différent ». Ce n'est que logique. Comme l'indiquait le Rapport Magendie(30), à partir du moment où la jurisprudence Cesareo(31) empêche de saisir à nouveau un juge de première instance de moyens qui n'ont pas été portés devant le juge de premier degré précédemment saisi, l'impossibilité d'en débattre devant le juge d'appel constituerait, dans la construction de la voie d'appel, une entrave trop déterminante au droit d'accès au juge.
18. Il n'est, cependant, pas interdit aux plaideurs de concentrer le recours sur quelques points précis. L'article 901 CPC énonce, en effet, que « [l]a déclaration [d'appel] indique, le cas échéant, les chefs du jugement auxquels l'appel est limité ». Il s'ensuit que le reste s'inscrira dans le marbre de la décision d'Assemblée plénière du 7 juillet 2006.
Revenons un instant sur cette décision et ses suites.
« [I]l incombe au demandeur(32), de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci ». Pourquoi ? Car « en invoquant un fondement juridique qu'il s'était abstenu de soulever en temps utile », le plaideur génère une « identité de cause des deux demandes » qui a pour conséquence « que la demande se [heurte] à la chose précédemment jugée relativement à la même contestation »(33).
19. La concentration des moyens s'opère donc par la sanction de la chose jugée(34). Malgré tout ce qui a pu être écrit à ce sujet(35), deux éléments me semblent de nature à appuyer la démarche entreprise. D'abord, l'article 954 CPC indique clairement que « [l]es prétentions sont récapitulées sous forme de dispositif. La cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif ». Or, la Cour de cassation affirme depuis longtemps et régulièrement que l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui fait l'objet d'un jugement et a été tranché dans son dispositif(36). La prétention a donc été tranchée et c'est elle qui ne peut être portée à nouveau devant d'autres juges, quels que soient les motifs, quels que soient les moyens qui pourraient être nouvellement tentés.
Ensuite, il a souvent été question de l'article 1351 du Code civil et d'une vision prétendument déformante de l'une des trois conditions que ce texte énonce et, plus précisément, de la cause de la demande. On a même pu affirmer que la cause de la demande se fond, désormais, dans l'objet de celle-ci(37). Cause et objet se confondent-ils réellement ? Ce n'est pas certain. Les auteurs et la jurisprudence pénalistes avaient été confrontés à la question il y a de cela un peu plus d'un [170] demi-siècle. Dans ce domaine, sous l'exigence d'identité de cause, c'est-à-dire la cause de l'action publique, c'est le « fait » délictueux qui est visé. Celui-ci peut s'entendre d'une manière juridique (la qualification à retenir) mais aussi de façon purement matérielle, auquel cas la cause désigne le fait brut, indépendamment de sa qualification pénale. En présence de plusieurs qualifications possibles d'un même comportement délictueux, l'acception juridique de la cause permettrait de poursuivre l'intéressé et, en cas d'échec de la poursuite, de recommencer des poursuites sur la base d'une autre (et donc nouvelle) qualification. On entend déjà la critique : ne bis in idem ! En procédure pénale, le « même fait » vise par conséquent le fait matériel brut ; sa qualification juridique est sans portée(38). Outre la nécessaire protection de l'individu qui ne doit pas pouvoir être constamment poursuivi, et poursuivi encore, sous de nouvelles charges alors que les faits matériels sont identiques(39), la solution se prévaut de la règle selon laquelle le juge pénal a l'obligation d'envisager toutes les qualifications possibles des faits dont il est saisi(40).
20. Les juridictions civiles ont, pour leur part, longtemps eu une approche juridique des « faits », et c'est elle qui a été renversée en 2006. A la lumière de la jurisprudence pénale, on voit que l'interprétation désormais retenue n'est pas contraire à la loi(41), puisque la « cause » est susceptible de deux approches. Mais dans le même temps, on remarque que le juge civil n'est pas soumis à l'obligation faite au juge répressif d'envisager toutes les qualifications juridiques : interprétant l'article 12 CPC, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation affirme que s'il « doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée », le juge civil n'est pas tenu, « sauf règles particulières, de changer la dénomination ou le fondement juridique de leurs demandes »(42).
Si le juge civil avait été tenu de le faire, la charge de la concentration des moyens aurait reposé sur lui et donc, sur l'Etat ; un moyen omis par les parties et par le juge, aurait permis à celles-ci de repartir à l'assaut. Avec la solution d'un pouvoir simplement facultatif pour le juge, la charge de tout envisager pèse sur les parties privées, car associée à l'obligation de présenter tous les moyens lors de la première instance, la seule faculté d'initiative pour le juge conduit à clore définitivement le contentieux s'il reste taisant.
21. La concentration des moyens est donc compréhensible. Mais elle génère une difficulté lorsqu'elle s'allie à cette absence d'obligation faite au juge de relever d'office les moyens de droit. En particulier, les évolutions jurisprudentielles doivent être tenues pour constituer un fait nouveau, révélant le sens d'une disposition interprétée autrement par le passé. Un revirement de jurisprudence doit être tenu pour un fait nouveau, au sens d'un fait révélé(43). Si cette soupape de sûreté devait ne pas être admise, rien ne saurait justifier la concentration des moyens.
22. Il n'en demeure pas moins, sur le plan des principes, qu'il aurait mieux valu que l'évolution engendrée soit d'origine législative plutôt que jurisprudentielle(44) et qu'elle emprunte malgré tout une voie différente de la chose jugée car, de fait (mais pas en droit comme cela vient d'être démontré), la chose figée n'a pas été, concrètement, jugée.
23. C'est avec d'autant plus d'attention qu'il faudra en conséquence suivre la question de la concentration des demandes, suggérée par la première Chambre civile de la Cour de cassation.
24. Dans une « même instance » ou, selon une expression équivalente, dans « l'instance relative à la première demande », c'est l'ensemble des moyens de nature à fonder la demande que l'Assemblée plénière invite à présenter au juge(45)... mais ce sont « toutes les demandes fondées sur la même cause » que la première Chambre civile impose de présenter dès la première instance engagée. Elle l'a jugé expressément en matière d'arbitrage dans une décision du 28 mai 2008(46) ; elle a réitéré cette position de manière plus implicite le 1er juillet 2010 en matière de cautionnement, dans une affaire qui révèle la difficulté qu'il peut y avoir à distinguer les « moyens » (qui sont soumis à [171] l'obligation de concentration) et les « demandes » ou prétentions (qui peuvent faire l'objet d'instances distinctes, puisque leur « objet » n'est pas identique) : à l'occasion d'une première procédure, une banque poursuit une caution en paiement. La caution ne discute que de la validité et de la portée de son engagement au titre du contrat de cautionnement. Par la suite, dans une seconde procédure, la caution agit contre le banquier en invoquant l'existence d'une faute que celui-ci aurait commise notamment en ne procédant pas au renouvellement des hypothèques prises sur les biens du débiteur principal. Elle demande des dommages et intérêts et sollicite la compensation entre cette condamnation et les sommes dues au titre du cautionnement. La première Chambre civile n'est pas entendue avec cette démarche(47) qui, selon elle, « ne tendait qu'à remettre en cause, par un nouveau moyen qui n'avait pas été formé en temps utile, la condamnation irrévocable prononcée ».
Dans sa chronique d'actualité au Recueil Dalloz pour l'année 2010(48), la professeure Natalie Fricero se demande si cet arrêt amène à considérer qu'un principe de concentration des « demandes » doit être posé, à la suite de l'arrêt du 28 mai 2008 rendu à propos d'une instance arbitrale. Elle répond négativement à cette question. Et avec raison. Si l'arrêt du 1er juillet 2010 ne parle pas de « concentration des demandes » mais de « l'ensemble des moyens [que la caution estimait] de nature à justifier le rejet total ou partiel de la demande », c'est que la première Chambre civile considère que la demande de la caution n'est qu'un « moyen de défense » (ce qui explique la présence dans l'arrêt du mot « moyens » comme d'ailleurs l'obligation de concentration imposée aux parties dans cette décision d'irrecevabilité). C'est là une vision large de la notion de « moyens ».
Ce n'est pas la vision de la deuxième Chambre civile qui considère, dans une espèce qui trouvait aussi son origine en droit du cautionnement, que « l'action en responsabilité intentée contre la banque [n'a] pas le même objet que l'action en paiement exercée par celle-ci »(49). La seconde demande (et il s'agit bien d'une demande : après tout, il convient de raisonner sur une demande reconventionnelle qui aurait pu être formulée, non dans une nouvelle instance mais pendant la première instance même, la caution réclame bien « un avantage autre que le simple rejet de la demande principale »(50), puisqu'elle veut obtenir des dommages et intérêts) est donc recevable. L'objet des demandes est distinct, ce qui doit ouvrir la possibilité d'agir une nouvelle fois en justice.
25. La position à défendre est celle de la deuxième Chambre civile qui a affirmé solennellement le 26 mai 2011(51) que si le demandeur doit présenter dès l'instance initiale l'ensemble des moyens qu'il estime de nature, soit à fonder la demande, soit à en justifier le rejet total ou partiel, il n'est pas tenu de présenter toutes les demandes qu'il pourrait formuler au titre de son dossier(52)&(53). Il est à espérer que la première Chambre civile suive la « Chambre de la procédure » ; à défaut, il reviendra à une Assemblée plénière de trancher cette importante interrogation.
26. Dans ce débat, on ajoutera qu'il est des demandes incidentes qui sont irrecevables dès le premier degré (celles qui ne présentent pas de lien suffisant avec les « prétentions originaires »(54)) et ces demandes, par conséquent, sont nécessairement recevables dans une nouvelle instance qui serait portée devant une juridiction de premier degré(55). De façon comparable, on sait que toutes les demandes nouvelles ne sont pas interdites en appel(56).
27. La concentration est donc bien celle des moyens, non des demandes. Ceci étant, entre l'instance de premier degré et l'appel, seules peuvent normalement être portées devant la cour les demandes qui ont été présentées au premier juge. Le principe en la matière est celui de l'interdiction des prétentions nouvelles en appel. Avant le décret de 2009, il appartenait aux parties et à elles seules, de soulever l'irrecevabilité de ces prétentions nouvelles en appel. Le Rapport Coulon de 1995 avait proposé « de poser le principe de l'interdiction des nouveaux moyens et des nouvelles pièces dans les procédures qui viennent devant la cour d'appel sur renvoi après cassation »(57). Le Rapport Magendie est allé au-delà, en proposant de modifier l'article 564 CPC, ce qui a été réalisé, afin que la cour d'appel relève d'office l'irrecevabilité des prétentions [172] nouvelles. C'est le sens du décret du 9 décembre 2009 et du nouvel article 564 CPC : c'est « à peine d'irrecevabilité relevée d'office [que] les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions »(58).
28. On remarquera enfin que l'article R. 1452-6 du Code du travail, qui pose le principe de l'unité d'instance, indique que « [t]outes les demandes liées au contrat de travail entre les mêmes parties font, qu'elles émanent du demandeur ou du défendeur, l'objet d'une seule instance ». Mais l'unique instance qui est, ici, visée est envisagée comme un continuum processuel : l'instance d'appel est comprise dans la notion de « seule instance », comme l'indique d'ailleurs le texte suivant du Code du travail, lorsqu'il affirme que « [l]es demandes nouvelles dérivant du même contrat de travail sont recevables même en appel » et que, même formées en cause d'appel, les demandes reconventionnelles ou en compensation sont recevables(59).
Toujours est-il que le choix de la concentration des demandes généraliserait ex nihilo la règle de l'unicité d'instance des juridictions prud'homales en s'ajoutant à la prohibition de principe des demandes nouvelles en appel. Ce serait trop. Ce serait rayer d'un trait le principe dispositif du CPC(60) et c'est pourquoi elle ne doit pas être suivie.
29. L'ensemble montre, si besoin était, que la concentration des moyens occupera encore dans le proche avenir la pensée des praticiens et des universitaires, tant cette concentration peut faire l'objet d'approches dispersées.
Vu l'article 1351 du Code civil ;
Attendu que, s'il incombe au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci, il n'est pas tenu de présenter dans la même instance toutes les demandes fondées sur les mêmes faits ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. Amar, bénéficiaire d'un pacte de préférence portant sur l'acquisition d'un immeuble, ayant signifié au propriétaire de celui-ci, aux droits duquel vient la société Gecina (la société), son acceptation de l'offre d'acquisition, la société l'a assigné en déclaration de la déchéance de son droit de préférence et qu'il a lui-même assigné la société en constatation de la perfection de la vente ; qu'un arrêt du 5 octobre 2006 a dit que M. Amar avait acquis l'immeuble, le 4 septembre 2001, pour un prix qu'il offrait de régler, et que, faute par la société de régulariser, chez un notaire, l'acte authentique de vente dans le délai de trois mois suivant la signification de l'arrêt, celui-ci vaudra acte de vente ; que l'acte authentique de vente a été signé le 24 janvier 2007 ; que le 13 août 2007, M. Amar a assigné la société en paiement des loyers de l'immeuble, perçus par elle entre le 4 septembre 2001 et le 24 janvier 2007 ;
Attendu que pour déclarer cette demande irrecevable, l'arrêt retient qu'il incombe au demandeur de présenter dans la même instance toutes les demandes fondées sur la même cause, qu'il ne peut invoquer dans une instance postérieure un fondement juridique qu'il s'était abstenu de soulever en temps utile ; qu'au cas d'espèce, la demande de M. Amar tendant au paiement des loyers de l'immeuble échus depuis la date de son entrée en jouissance procède de la même cause juridique et du même rapport de droit que sa demande initiale tendant à voir constater la perfection de la vente, à savoir l'accord des parties sur la chose et sur le prix entraî nant transfert de propriété de l'immeuble, et qu'il s'ensuit que cette prétention, qui n'a pas été présentée lors de l'instance initiale, se heurte à l'autorité de la chose jugée attachée à l'arrêt du 5 octobre 2006 ;
Qu'en statuant ainsi, alors que la demande en paiement des loyers n'avait pas le même objet que la demande tendant à faire juger que la vente de l'immeuble était parfaite, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 4 mars 2010, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;