Bail d'habitation

Civ. 3e, 14 novembre 2007

L'ESSENTIEL

Le droit d'habitation est un droit attaché à la personne qui en bénéficie et réservé à cette dernière et à sa famille entendue strictement, ce qui exclut les collatéraux. Les juges du fond qui ont prononcé la déchéance du droit d'habitation apprécient souverainement la gravité et les conséquences du manquement du titulaire qui a installé sa sœur dans le logement faisant l'objet du droit d'habitation.

Droit d'habitation - Art. 632 et 633 C. civ. - Droit attaché à la personne - Droit réservé à son titulaire et à sa famille - Collatéraux considérés comme des tiers - Installation de sa sœur dans le logement par le titulaire du droit d'habitation - Appréciation souveraine par les juges du fond de la gravité et des conséquences du manquement - Déchéance du droit d'habitation

J. 13 Attendu selon l'arrêt attaqué (Rennes, 15 septembre 2005), que les époux Adrien Bazin ont consenti à leur fils, M. Pascal Bazin, un droit d'habitation, sans limitation de durée, sur une extension de leur immeuble ; que M. Bazin ayant quitté les lieux, sa sœur s'y est installée avec son accord ; qu'apprenant que ses parents avaient concédé à celle-ci un droit d'habitation sur l'extension, il les a assignés aux fins d'obtenir la restitution des lieux et l'allocation de dommages-intérêts ;

Attendu que M. Bazin fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors, selon le moyen :

1/ que le droit d'habitation ne peut être ni cédé ni loué ; qu'en résiliant ce droit parce que M. Bazin avait « installé » sa sœur dans l'extension d'immeuble objet de ce droit, la cour d'appel a violé par fausse interprétation les articles 632, 633 et 634 du Code civil ;

2/ que le droit d'habitation s'étend du titulaire à « sa famille » ; qu'en sanctionnant M. Bazin, titulaire d'un droit d'habitation parce qu'il avait installé « sa sœur », la cour d'appel a violé lesdits textes ;

3/ que la renonciation tacite doit résulter d'actes non équivoques ; que si, certes, il est interdit de louer l'objet du droit réel d'habitation dont on dispose, la volonté de conclure un tel acte personnel, tout illicite soit-elle au regard du droit d'habitation, ne démontre pas avec certitude la volonté de vouloir abandonner ledit droit réel ; que l'arrêt attaqué a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1134 du Code civil ;

Mais attendu qu'ayant retenu à bon droit, par motifs adoptés, que le droit d'habitation est un droit attaché à la personne qui en bénéficie et réservé à cette dernière et à sa famille entendue strictement, que les collatéraux sont considérés sur ce point comme des tiers et qu'il est interdit au titulaire d'un droit d'habitation d'installer un tiers dans les lieux à quelque titre que ce soit, et relevé que M. Bazin avait autorisé sa sœur à s'installer dans l'extension qu'il habitait jusqu'alors, la cour d'appel, en rejetant sa demande de restitution des lieux, a, abstraction faite d'un motif surabondant, souverainement apprécié la gravité du manquement commis à l'obligation d'utilisation personnelle ou familiale qui lui incombait et les conséquences à en tirer ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;
M. Bazin c./ Epoux Bazin
Pourvoi n° 06-16.968


OBSERVATIONS

Rose-Noëlle SCHÜTZ
Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers


1. Le droit d'habitation est une variété du droit d'usage appliqué à une habitation(1). Comme l'usufruit, il constitue un droit réel(2) temporaire et viager, mais il s'en distingue par son caractère personnel. C'est ce dernier caractère qui alimente un contentieux régulier(3), comme en témoigne l'arrêt du 14 novembre 2007 rendu par la troisième Chambre civile de la Cour de cassation.

Aux termes des articles 632 à 634 du Code civil, le titulaire du droit d'habitation doit se servir de l'immeuble sur lequel porte son droit dans la limite de ce qui est nécessaire pour son habitation et celle de sa famille(4) ;

 il ne peut ni céder son droit, ni louer l'immeuble(5).

Les faits de l'affaire à l'origine de l'arrêt commenté sont éclairés par les moyens du pourvoi. Des parents confèrent à leur fils, par convention, un droit d'habitation, sans limitation de durée, sur une extension de leur immeuble. Le fils quitte les lieux et y installe sa sœur. Un an après, les parents confèrent à celle-ci – leur fille – un droit d'habitation sur ledit logement. Le fils assigne alors sa sœur pour que le tribunal prononce la résiliation du bail verbal conclu avec elle dès son installation, son expulsion et qu'il la condamne au paiement de l'arriéré des loyers. On ne sait pas si un bail verbal avait vraiment été conclu dès l'origine entre le frère et la sœur ou si cette demande n'était pas plutôt un moyen - fort malhabile - du frère pour faire valoir l'antériorité de son droit d'habitation sur celui de sa sœur.

2. La cour d'appel, par un arrêt confirmatif, déboute le frère de sa demande au motif que celui-ci avait été déchu de son droit d'habitation. Elle relève d'abord qu'il a installé dans l'immeuble sa sœur, considérée au regard du droit d'habitation comme un tiers, en violation de l'article 633 du Code civil. Elle souligne ensuite que l'objet de sa demande en justice démontre sa volonté de commettre une autre infraction en violant l'article 634 qui interdit la location. Elle précise enfin que son intention de louer prouve sa renonciation au droit d'habitation et conforte la déchéance prononcée par le tribunal de première instance à compter de l'installation de sa sœur dans les lieux. Seul le premier motif fondé sur la violation de l'article 633 du Code civil est repris par la Cour de cassation pour rejeter le pourvoi. La renonciation au droit d'habitation est à juste titre considérée comme un motif surabondant car on ne voit pas en quoi l'installation d'un tiers dans l'immeuble constituerait une renonciation au droit d'habitation ; bien au contraire, il démontre la volonté d'exploiter ce droit au-delà de ses limites(6).

3. La Cour de cassation affirme « que le droit d'habitation est un droit attaché à la personne qui en bénéficie et réservé à cette dernière et à sa famille entendue strictement, que les collatéraux sont considérés sur ce point comme des tiers et qu'il est interdit au titulaire d'un droit d'habitation d'installer un tiers dans les lieux à quelque titre que ce soit ».

Le premier enseignement de cet arrêt est de préciser la notion de famille du titulaire du droit d'usage et d'habitation. On enseignait traditionnellement que la notion de famille est entendue par les tribunaux comme étant limitée au conjoint, aux enfants et aux domestiques. Ainsi un arrêt de la cour d'appel de Douai a considéré que la famille au sens restreint est constituée par les parents et les enfants à charge(7). Aujourd'hui, cela inclut certainement la famille naturelle et donc le concubin ou le partenaire avec lequel le titulaire du droit a conclu un pacte civil de solidarité(8). Mais cela exclut les ascendants du titulaire du droit d'habitation. Une décision récente de la troisième Chambre civile de la Cour de cassation a élargi un peu la définition en considérant, sans plus de précisions, que le titulaire d'un droit d'habitation peut sans faute héberger « son fils, sa fille et son petit-fils »(9). Avec l'arrêt commenté, cette formation de la Cour de cassation montre qu'elle maintient néanmoins une conception stricte de la famille en excluant de manière absolue les collatéraux du titulaire du droit d'habitation, sans réserver le cas où ceux-ci seraient à sa charge.

L'arrêt ajoute que le tiers ne peut être installé dans l'habitation « à quelque titre que ce soit ».

Cette formulation englobe l'interdiction posée à l'article 634 du Code civil de louer l'immeuble ou de céder - à titre onéreux ou gratuit - le droit d'habitation(10). Elle interdit de se substituer un tiers dans l'habitation à titre gratuit par le biais d'un prêt à usage. Ce principe prohibe aussi par sa généralité le droit d'héberger des proches autres que ceux composant la famille au sens strict – conjoint, partenaire, enfants et petits-enfants.

Cette interprétation des articles 632 et 633 du Code civil est fondée sur le caractère personnel du droit d'habitation. Cela explique qu'aucune dérogation à la nature personnelle du droit d'habitation ne peut être présumée « à défaut de stipulation particulière dans l'acte sur l'étendue du droit conféré »(11).

Cependant, une clause trop extensive fait courir le risque de requalification en usufruit, par exemple si les parties prévoient que le titulaire du droit d'habitation a la faculté de louer l'immeuble sans aucune restriction(12).

4. La Cour de cassation rappelle enfin que la gravité du manquement imputé au titulaire du droit d'habitation comme les conséquences à en tirer relèvent du pouvoir souverain des juges du fond. La constatation de la violation des articles 632 à 634 du Code civil peut constituer un abus de jouissance entraînant la déchéance du droit d'habitation(13). Il faut cependant une faute grave ou persistante(14). A défaut, les juges du fond peuvent se contenter de condamner le titulaire à respecter le caractère personnel de son droit, en le condamnant le cas échéant à des dommages-intérêts pour le préjudice subi par le propriétaire.

5. La nature strictement personnelle du droit d'habitation réaffirmée par la Cour de cassation suscite des interrogations quant à la compatibilité de l'interprétation des articles 632 et 633 du Code civil avec l'article 8-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale. Il n'est pas douteux que les articles 632 et 633 puissent interdire, sans violer l'aticle 8-1 de la Convention, de se substituer un tiers dans l'habitation, soit de manière gratuite, par le biais du prêt à usage, soit à titre onéreux par le recours au bail. On peut en revanche se demander si ces textes ne sont pas ­contraire à la Convention européenne lorsque la Cour de cassation, par le principe posé dans l'arrêt commenté, les interprète comme limitant le droit d'héberger ses proches lorsqu'ils n'entrent dans la définition stricte de la famille du titulaire du droit d'habitation. Cette interprétation est en outre contraire à la position retenue par la même ­formation de la Cour de cassation en matière de bail d'habitation. A deux reprises celle-ci a en effet déclaré que la clause qui interdit au locataire d'héberger ses proches est contraire au droit au respect de sa vie privée et familiale(15). Le droit personnel du locataire et le droit réel du titulaire d'un droit d'habitation peuvent-ils ne pas présenter les mêmes limites au regard des droits fondamentaux de celui qui utilise l'immeuble pour se loger ?